mercredi

La Loi Naturelle fondement de l'éthique universelle

DISCOURS DU PAPE BENOÎT XVI 
AUX MEMBRES DE LA COMMISSION THÉOLOGIQUE
INTERNATIONALE

Monsieur le Cardinal, 
Vénérés frères dans l'épiscopat, 
Illustres professeurs et chers collaborateurs, 

C'est avec une joie particulière que je vous accueille, au terme des travaux de votre Assemblée plénière annuelle. Je désire tout d'abord vous exprimer, Monsieur le Cardinal, mes sincères remerciements pour les paroles d'hommage qu'au nom de tous, en qualité de Président de la Commission théologique internationale, vous m'avez adressées. Les travaux de ce septième "quinquennat" de la Commission théologique internationale ont déjà porté un fruit concret, comme vous l'avez rappelé, Monsieur le Cardinal, avec la publication du document "L'espérance de salut pour les enfants qui meurent sans baptême". Dans celui-ci, le thème est traité dans le contexte de la volonté salvifique universelle de Dieu, de l'universalité de la médiation unique du Christ, du primat de la grâce divine et du caractère sacré de l'Eglise. Je suis certain qu'un tel document peut constituer un point de référence utile pour les Pasteurs de l'Eglise et pour les théologiens, et également une aide et une source de réconfort pour les fidèles qui ont souffert dans leurs familles de la mort soudaine d'un enfant, avant qu'il ne reçoive le bain de la régénération. Vos réflexions pourront également constituer des occasions d'approfondissement supplémentaire et de recherches sur l'argument. Il faut en effet pénétrer toujours plus à fond dans la compréhension des diverses manifestations de l'amour de Dieu, qui nous a été révélé dans le Christ, à l'égard de tous les hommes, en particulier des plus petits et des plus pauvres. 
Je vous félicite des résultats déjà obtenus et, dans le même temps, poursuit Benoît XVI, je vous encourage à poursuivre avec application l'étude des autres thèmes proposés pour ce quinquennat et sur lesquels vous avez déjà travaillé au cours des années passées et de cette Assemblée plénière. Il s'agit, comme vous l'avez rappelé, Monsieur le Cardinal, des fondements de la loi morale naturelle et des principes de la théologie et de sa méthode. A l'occasion de l'audience du 1 décembre 2005, j'ai présenté quelques orientations fondamentales du travail que le théologien doit accomplir en communion avec la voix vivante de l'Eglise sous la direction du Magistère. Je voudrais à présent m'arrêter de manière particulière sur le thème de la loi morale naturelle. Comme vous le savez probablement, à l'initiative de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi se sont déroulés, ou sont en train d'être organisés par divers centres universitaires et associations, des symposiums ou des journées d'études dans le but de déterminer des lignes de convergence utiles pour un approfondissement constructif et efficace de la doctrine sur la loi morale naturelle. Cette invitation a jusqu'à présent trouvé un accueil positif et un écho important. C'est donc avec un grand intérêt que l'on attend la contribution de la Commission théologique internationale, qui vise surtout à justifier et à illustrer les fondements d'une éthique universelle, appartenant au grand patrimoine de la sagesse humaine, qui constitue d'une certaine manière une participation de la créature rationnelle à la loi éternelle de Dieu. Il ne s'agit donc pas d'un thème de type exclusivement ou principalement confessionnel, même si la doctrine sur la loi morale naturelle est illuminée et développée en plénitude à la lumière de la Révélation chrétienne et de l'accomplissement de l'homme dans le mystère du Christ. 

Le Catéchisme de l'Eglise catholique résume bien le contenu central de la doctrine sur la loi naturelle, en soulignant que celle-ci "énonce les préceptes premiers et essentiels qui régissent la vie morale. Elle a pour pivot l'aspiration et la soumission à Dieu, source et juge de tout bien, ainsi que le sens d'autrui comme égal à soi-même. Elle est exposée en ses principaux préceptes dans le Décalogue. Cette loi est dite naturelle non pas en référence à la nature même des êtres irrationnels, mais parce que la raison qui l'édicte appartient en propre à la nature humaine" (n. 1995). Avec cette doctrine, l'on parvient à deux finalités essentielles: d'une part, on comprend que le contenu éthique de la foi chrétienne ne constitue pas une imposition dictée de l'extérieur à la conscience de l'homme, mais qu'il s'agit d'une norme qui a son fondement dans la nature humaine elle-même; d'autre part, en partant de la loi naturelle accessible en soi à toute créature rationnelle, on établit avec celle-ci la base pour entrer en dialogue avec tous les hommes de bonne volonté et, de manière plus générale, avec la société civile et séculière. 

Mais c'est précisément en raison de l'influence de facteurs d'ordre culturel et idéologique, que la société civile et séculière d'aujourd'hui se trouve dans une situation d'égarement et de confusion: on a perdu l'évidence originelle des fondements de l'être humain et de son action éthique, et la doctrine de la loi morale naturelle s'oppose aux autres conceptions qui en sont la négation directe. Tout cela a des conséquences immenses et graves dans l'ordre civil et social. Chez de nombreux penseurs, semble aujourd'hui dominer une conception positiviste du droit, confie Benoît XVI. Selon eux, l'humanité ou la société, ou de fait la majorité des citoyens, devient la source ultime de la loi civile. Le problème qui se pose n'est donc pas la recherche du bien, mais celle du pouvoir, ou plutôt de l'équilibre des pouvoirs. A la racine de cette tendance se trouve le relativisme éthique, dans lequel certains voient même l'une des conditions principales de la démocratie, car le relativisme garantirait la tolérance et le respect réciproque des personnes. Mais s'il en était ainsi, la majorité d'un moment deviendrait la source ultime du droit. L'histoire démontre avec une grande clarté que les majorités peuvent se tromper. La véritable rationalité n'est pas garantie par le consensus d'un grand nombre, mais seulement par la compréhension qu'a la raison humaine de la Raison créatrice et par l'écoute commune de cette Source de notre rationalité. 

Lorsque les exigences fondamentales de la dignité de la personne humaine, de sa vie, de l'institution familiale, de la justice, de l'organisation sociale, c'est-à-dire les droits fondamentaux de l'homme, sont en jeu, aucune loi faite par les hommes ne peut renverser la règle écrite par le Créateur dans le cœur de l'homme, sans que la société elle-même ne soit dramatiquement frappée dans ce qui constitue sa base incontournable. La loi naturelle devient ainsi la véritable garantie offerte à chacun pour vivre libre et respecté dans sa dignité et à l'abri de toute manipulation idéologique et de toute décision arbitraire ou d'abus du plus fort. Personne ne peut se soustraite à cet appel. Si, en raison d'un obscurcissement tragique de la conscience collective, le scepticisme et le relativisme éthique parvenaient à effacer les principes fondamentaux de la loi morale naturelle, l'ordre démocratique lui-même serait radicalement blessé dans ses fondements. Contre cet obscurcissement, qui est à la base de la crise de la civilisation humaine, avant même que chrétienne, il faut mobiliser toutes les consciences des hommes de bonne volonté, laïcs ou appartenant à des religions différentes du christianisme, pour qu'ensemble et de manière concrète, ils s'engagent à créer, dans la culture et dans la société civile et politique, les conditions nécessaires pour une pleine conscience de la valeur inaliénable de la loi morale naturelle. C'est en effet du respect de celle-ci que dépend le développement des individus et de la société sur la voie de l'authentique progrès, conformément à la juste raison, qui est une participation à la Raison éternelle de Dieu. 

Très chers amis, conclut Benoît XVI, c'est avec reconnaissance que j'exprime à tous mon appréciation pour le dévouement qui vous caractérise et mon estime pour le travail que vous avez accompli et que vous accomplissez. En vous présentant mes vœux pour vos travaux à venir, je vous donne avec affection ma Bénédiction. 


Benoît XVI :
«Aucune loi faite par les hommes ne peut renverser la norme du Créateur»

VATICAN - « Quand sont en jeu les exigences fondamentales de la dignité de la personne humaine, de sa vie, de l’institution familiale, de l’équité dans l’ordre social, c'est-à-dire les droits fondamentaux de l’homme, aucune loi faite par les hommes ne peut renverser la norme écrite par le Créateur dans le cœur de l’homme » : le pape Benoît XVI à la Commission théologique internationale. - Synthèse du discours du saint Père

Recevant en audience au palais apostolique du Vatican le 5 octobre en fin de matinée les membres de la Commission théologique internationale à l’occasion de la session plénière actuelle, le Saint-Père Benoît XVI s’est arrêté en particulier sur le thème de la loi morale naturelle. Plusieurs centres universitaires et associations organisent des symposiums ou journées d’étude, suite à l’invitation de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, « afin d’identifier les lignes et les convergences utiles pour un approfondissement constructif et efficace de la doctrine sur la loi morale naturelle ». Comme l’a précisé le Saint-Père, « il ne s’agit pas d’un thème de type exclusivement ou principalement confessionnel, même si la doctrine sur la loi morale naturelle est éclairée et développée en plénitude à la lumière de la Révélation chrétienne et de l’accomplissement de l’homme dans le mystère du Christ ». 

Après avoir cité ce qu’affirme « le Catéchisme de l'Eglise Catholique » concernant le contenu central de la doctrine sur la loi naturelle, le Saint-Père a mis en évidence le fait qu’« avec cette doctrine on atteint deux finalités essentielles : d’une part on comprend que le contenu éthique de la foi chrétienne ne constitue pas une imposition dictée de l’extérieur à la conscience de l’homme, mais une norme qui a son fondement dans la nature humaine elle-même ; d’autre part, la loi naturelle étant en soi accessible à toute créature rationnelle est la base pour entrer en dialogue avec tous les hommes de bonne volonté, et de façon plus générale, avec la société civile et séculière ». 

Cependant aujourd’hui, la société civile semble la proie d’« une situation de perte et de confusion : l’évidence originale des fondements de l’être humain et de son agir éthique s’est perdu, et la doctrine de la loi morale naturelle se heurte à d’autres conceptions qui en sont la négation directe. De nombreux penseurs semblent aujourd’hui dominés par une conception positiviste du droit. Selon ceux-ci, l’humanité, ou la société, ou de fait la majorité des citoyens, devient la source ultime de la loi civile. Le problème qui se pose n’est donc pas la recherche du bien, mais celle du pouvoir, ou plutôt de l’équilibre des pouvoirs. A la racine de cette tendance, il y a le relativisme éthique, dans lequel certains voient même une des conditions principales de la démocratie, parce que le relativisme garantirait la tolérance et le respect réciproque des personnes. Mais si c’était ainsi, la majorité du moment deviendrait l’ultime source du droit ». Or l’histoire a démontré que les majorités pouvaient aussi se tromper. 

Le pape Benoît XVI ensuite a poursuivi : « Quand sont en jeu les exigences fondamentales de la dignité de la personne humaine, de sa vie, de l’institution familiale, de l’équité de l’ordre social, c'est-à-dire les droits fondamentaux de l’homme, aucune loi faite par les hommes ne peut renverser la norme écrite par le Créateur dans le cœur de l’homme, sans que la société elle-même ne soit dramatiquement atteinte dans ce qui constitue sa base inaliénable. La loi naturelle devient ainsi la vraie garantie offerte à chacun pour vivre libre et respecté dans sa dignité, et défendu contre toute manipulation idéologique et contre tout arbitraire et injustice du plus fort. Personne ne peut se soustraire à cet appel. Si par un tragique obscurcissement de la conscience collective, le scepticisme et le relativisme éthique arrivaient à annuler les principes fondamentaux de la loi morale naturelle, le même ordre démocratique serait blessé radicalement dans ses fondements ». 

Concluant son discours, Benoît XVI a invité à mobiliser toutes les consciences des hommes de bonne volonté, laïcs ou membres de religions différentes du Christianisme, « pour qu’ensemble et de façon efficace ils s’engagent à créer, dans la culture et dans la société civile et politique, les conditions nécessaires pour une pleine conscience de la valeur inaliénable de la loi morale naturelle. De son respect en effet dépend l’avancée des particuliers et de la société sur la voie de l’authentique progrès en conformité avec la droite raison, qui est participation à la Raison éternelle de Dieu ». 


La Loi Naturelle par Pierre Manent


Benoît XVI à l’audience générale : 
«Nier la loi naturelle, c’est ouvrir la voie au relativisme et au totalitarisme»


Devant les nombreux fidèles rassemblés sur la place Saint Pierre, le Pape a évoqué mercredi matin la figure de Saint Thomas d’Aquin, rappelant que la vérité est accessible à la raison humaine. « La distinction entre foi et raison, a-t-il affirmé, assure l’autonomie aux sciences humaines et aux sciences théologiques. Une autonomie qui n’équivaut pas à une séparation mais implique plutôt une collaboration réciproque et avantageuse.

"Chers Frères et Sœurs, 

Pour l’éminent théologien Thomas d’Aquin, la vérité est accessible à la raison humaine. Comme la foi, la raison dérive de l’unique source de toute vérité : le Logos divin. Mais la raison accueille une vérité en vertu de son évidence intrinsèque, alors que la foi accepte une vérité sur la base de l’autorité de la Parole de Dieu. La raison peut rendre un triple service à la foi : démontrer ses fondements, expliquer ses vérités, et repousser les objections contre elle. Thomas affirme que le langage religieux a un sens comme une flèche qui se dirige vers la réalité signifiée. D’autre part, la grâce divine n’annule pas mais suppose et perfectionne la nature humaine, montrant ainsi l’harmonie entre raison et foi. Basée sur la loi de l’Esprit Saint, la théologie morale de Thomas est d’actualité ! Tous les hommes sont appelés à reconnaître les exigences de la nature humaine inscrites dans la loi naturelle, et à s’en inspirer pour formuler des lois positives qui régissent la vie en société. La profondeur la pensée de Thomas provient de sa foi vivante. Puissions-nous prier comme lui : « Donne-moi, Seigneur mon Dieu, une volonté qui te cherche, une sagesse qui te trouve, une vie qui te plaise, une persévérance qui t’attende avec confiance, et une confiance qui finalement parvient à te posséder ».

Je suis heureux de vous accueillir, chers pèlerins de langue française, venus particulièrement de France et de Belgique. Que votre pèlerinage à Rome soit pour vous l’occasion de découvrir toujours plus profondément le visage du Seigneur. Que Dieu vous bénisse !" 


Benoît XVI défend la Loi Naturelle à Berlin

VOYAGE APOSTOLIQUE EN ALLEMAGNE
22-25 SEPTEMBRE 2011

VISITE AU PARLEMENT FÉDÉRAL

DISCOURS DU PAPE BENOÎT XVI 
DEVANT LE BUNDESTAG


Monsieur le Président de la République, 
Monsieur le Président du Bundestag, 
Madame la Chancelière fédérale, 
Madame le Président du Bundesrat, 
Mesdames et messieurs les Députés,

C’est pour moi un honneur et une joie de parler devant cette Chambre haute – devant le Parlement de ma patrie allemande, qui se réunit ici comme représentation du peuple, élue démocratiquement, pour travailler pour le bien de la République fédérale d’Allemagne. Je voudrais remercier Monsieur le Président du Bundestag pour son invitation à tenir ce discours, ainsi que pour les aimables paroles de bienvenue et d’appréciation avec lesquelles il m’a accueilli. En cette heure, je m’adresse à vous, Mesdames et Messieurs – certainement aussi comme compatriote qui se sait lié pour toute la vie à ses origines et suit avec intérêt le devenir de la Patrie allemande. Mais l’invitation à tenir ce discours m’est adressée en tant que Pape, en tant qu’Évêque de Rome, qui porte la responsabilité suprême pour la chrétienté catholique. En cela, vous reconnaissez le rôle qui incombe au Saint Siège en tant que partenaire au sein de la communauté des Peuples et des États. Sur la base de ma responsabilité internationale, je voudrais vous proposer quelques considérations sur les fondements de l’État de droit libéral.

Vous me permettrez de commencer mes réflexions sur les fondements du droit par un petit récit tiré de la Sainte Écriture. Dans le Premier Livre des Rois on raconte qu’au jeune roi Salomon, à l’occasion de son intronisation, Dieu accorda d’avancer une requête. Que demandera le jeune souverain en ce moment? Succès, richesse, une longue vie, l’élimination de ses ennemis? Il ne demanda rien de tout cela. Par contre il demanda: «Donne à ton serviteur un cœur docile pour gouverner ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal» (1 R 3, 9). Par ce récit, la Bible veut nous indiquer ce qui en définitive doit être important pour un politicien. Son critère ultime et la motivation pour son travail comme politicien ne doit pas être le succès et encore moins le profit matériel. La politique doit être un engagement pour la justice et créer ainsi les conditions de fond pour la paix. Naturellement un politicien cherchera le succès sans lequel il n’aurait aucune possibilité d’action politique effective! Mais le succès est subordonné au critère de la justice, à la volonté de mettre en œuvre le droit et à l’intelligence du droit. Le succès peut aussi être une séduction, et ainsi il peut ouvrir la route à la contrefaçon du droit, à la destruction de la justice. «Enlève le droit – et alors qu’est ce qui distingue l’État d’une grosse bande de brigands?» a dit un jour saint Augustin [1]. Nous Allemands, nous savons par notre expérience que ces paroles ne sont pas un phantasme vide. Nous avons fait l’expérience de séparer le pouvoir du droit, de mettre le pouvoir contre le droit, de fouler aux pieds le droit, de sorte que l’État était devenu une bande de brigands très bien organisée, qui pouvait menacer le monde entier et le pousser au bord du précipice. Servir le droit et combattre la domination de l’injustice est et demeure la tâche fondamentale du politicien. Dans un moment historique où l’homme a acquis un pouvoir jusqu’ici inimaginable, cette tâche devient particulièrement urgente. L’homme est en mesure de détruire le monde. Il peut se manipuler lui-même. Il peut, pour ainsi dire, créer des êtres humains et exclure d’autres êtres humains du fait d’être des hommes. Comment reconnaissons-nous ce qui est juste? Comment pouvons-nous distinguer entre le bien et le mal, entre le vrai droit et le droit seulement apparent? La demande de Salomon reste la question décisive devant laquelle l’homme politique et la politique se trouvent aussi aujourd’hui.

Pour une grande partie des matières à réguler juridiquement, le critère de la majorité peut être suffisant. Mais il est évident que dans les questions fondamentales du droit, où est en jeu la dignité de l’homme et de l’humanité, le principe majoritaire ne suffit pas: dans le processus de formation du droit, chaque personne qui a une responsabilité doit chercher elle-même les critères de sa propre orientation. Au troisième siècle, le grand théologien Origène a justifié ainsi la résistance des chrétiens à certains règlements juridiques en vigueur: «Si quelqu’un se trouvait chez les Scythes qui ont des lois irréligieuses, et qu’il fut contraint de vivre parmi eux… celui-ci certainement agirait de façon très raisonnable si, au nom de la loi de la vérité qui chez les Scythes est justement illégalité, il formerait aussi avec les autres qui ont la même opinion, des associations contre le règlement en vigueur…» [2].

Sur la base de cette conviction, les combattants de la résistance ont agi contre le régime nazi et contre d’autres régimes totalitaires, rendant ainsi un service au droit et à l’humanité tout entière. Pour ces personnes il était évident de façon incontestable que le droit en vigueur était, en réalité, une injustice. Mais dans les décisions d’un politicien démocrate, la question de savoir ce qui correspond maintenant à la loi de la vérité, ce qui est vraiment juste et peut devenir loi, n’est pas aussi évidente. Ce qui, en référence aux questions anthropologiques fondamentales, est la chose juste et peut devenir droit en vigueur, n’est pas du tout évident en soi aujourd’hui. À la question de savoir comment on peut reconnaître ce qui est vraiment juste et servir ainsi la justice dans la législation, il n’a jamais été facile de trouver la réponse et aujourd’hui, dans l’abondance de nos connaissances et de nos capacités, cette question est devenue encore plus difficile.

Comment reconnaît-on ce qui est juste? Dans l’histoire, les règlements juridiques ont presque toujours été motivés de façon religieuse: sur la base d’une référence à la divinité on décide ce qui parmi les hommes est juste. Contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l’État et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit – il a renvoyé à l’harmonie entre raison objective et subjective, une harmonie qui toutefois suppose le fait d’être toutes deux les sphères fondées dans la Raison créatrice de Dieu. Avec cela les théologiens chrétiens se sont associés à un mouvement philosophique et juridique qui s’était formé depuis le IIème siècle av. JC. Dans la première moitié du deuxième siècle préchrétien, il y eut une rencontre entre le droit naturel social développé par les philosophes stoïciens et des maîtres influents du droit romain [3]. Dans ce contact est née la culture juridique occidentale, qui a été et est encore d’une importance déterminante pour la culture juridique de l’humanité. De ce lien préchrétien entre droit et philosophie part le chemin qui conduit, à travers le Moyen-âge chrétien, au développement juridique des Lumières jusqu’à la Déclaration des Droits de l’homme et jusqu’à notre Loi Fondamentale allemande, par laquelle notre peuple, en 1949, a reconnu «les droits inviolables et inaliénables de l’homme comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde».

Pour le développement du droit et pour le développement de l’humanité il a été décisif que les théologiens chrétiens aient pris position contre le droit religieux demandé par la foi dans les divinités, et se soient mis du côté de la philosophie, reconnaissant la raison et la nature dans leur corrélation comme source juridique valable pour tous. Saint Paul avait déjà fait ce choix quand, dans sa Lettre aux Romains, il affirmait: «Quand des païens privés de la Loi [la Torah d’Israël] accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, … ils se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience…» (2, 14s.). Ici apparaissent les deux concepts fondamentaux de nature et de conscience, où «conscience» n’est autre que le «cœur docile» de Salomon, la raison ouverte au langage de l’être. Si avec cela jusqu’à l’époque des Lumières, de la Déclaration des Droits de l’Homme après la seconde guerre mondiale et jusqu’à la formation de notre Loi Fondamentale, la question des fondements de la législation semblait claire, un dramatique changement de la situation est arrivé au cours du dernier demi siècle. L’idée du droit naturel est considérée aujourd’hui comme une doctrine catholique plutôt singulière, sur laquelle il ne vaudrait pas la peine de discuter en dehors du milieu catholique, de sorte qu’on a presque honte d’en mentionner même seulement le terme. Je voudrais brièvement indiquer comment il se fait que cette situation se soit créée. Avant tout, la thèse selon laquelle entre l’être et le devoir être il y aurait un abîme insurmontable, est fondamentale. Du fait d’être ne pourrait pas découler un devoir, parce qu’il s’agirait de deux domaines absolument différents. La base de cette opinion est la conception positiviste, aujourd’hui presque généralement adoptée, de nature. Si on considère la nature – avec les paroles de Hans Kelsen – comme «un agrégat de données objectives, jointes les unes aux autres comme causes et effets», alors aucune indication qui soit en quelque manière de caractère éthique ne peut réellement en découler [4]. Une conception positiviste de la nature, qui entend la nature de façon purement fonctionnelle, comme les sciences naturelles la reconnaissent, ne peut créer aucun pont vers l’ethos et le droit, mais susciter de nouveau seulement des réponses fonctionnelles. La même chose, cependant, vaut aussi pour la raison dans une vision positiviste, qui chez beaucoup est considérée comme l’unique vision scientifique. Dans cette vision, ce qui n’est pas vérifiable ou falsifiable ne rentre pas dans le domaine de la raison au sens strict. C’est pourquoi l’ethos et la religion doivent être assignés au domaine du subjectif et tombent hors du domaine de la raison au sens strict du mot. Là où la domination exclusive de la raison positiviste est en vigueur – et cela est en grande partie le cas dans notre conscience publique – les sources classiques de connaissance de l’ethos et du droit sont mises hors jeu. C’est une situation dramatique qui nous intéresse tous et sur laquelle une discussion publique est nécessaire; une intention essentielle de ce discours est d’y inviter d’urgence.

Le concept positiviste de nature et de raison, la vision positiviste du monde est dans son ensemble une partie importante de la connaissance humaine et de la capacité humaine, à laquelle nous ne devons absolument pas renoncer. Mais elle-même dans son ensemble n’est pas une culture qui corresponde et soit suffisante au fait d’être homme dans toute son ampleur. Là ou la raison positiviste s’estime comme la seule culture suffisante, reléguant toutes les autres réalités culturelles à l’état de sous-culture, elle réduit l’homme, ou même, menace son humanité. Je le dis justement en vue de l’Europe, dans laquelle de vastes milieux cherchent à reconnaître seulement le positivisme comme culture commune et comme fondement commun pour la formation du droit, alors que toutes les autres convictions et les autres valeurs de notre culture sont réduites à l’état d’une sous-culture. Avec cela l’Europe se place, face aux autres cultures du monde, dans une condition de manque de culture et en même temps des courants extrémistes et radicaux sont suscités. La raison positiviste, qui se présente de façon exclusiviste et n’est pas en mesure de percevoir quelque chose au-delà de ce qui est fonctionnel, ressemble à des édifices de béton armé sans fenêtres, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir ces deux choses du vaste monde de Dieu. Toutefois nous ne pouvons pas nous imaginer que dans ce monde auto-construit nous puisons en secret également aux «ressources» de Dieu, que nous transformons en ce que nous produisons. Il faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, nous devons voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre et apprendre à utiliser tout cela de façon juste.

Mais comment cela se réalise-t-il? Comment trouvons-nous l’entrée dans l’étendue, dans l’ensemble? Comment la raison peut-elle retrouver sa grandeur sans glisser dans l’irrationnel? Comment la nature peut-elle apparaître de nouveau dans sa vraie profondeur, dans ses exigences et avec ses indications? Je rappelle un processus de la récente histoire politique, espérant ne pas être trop mal compris ni susciter trop de polémiques unilatérales. Je dirais que l’apparition du mouvement écologique dans la politique allemande à partir des années soixante-dix, bien que n’ayant peut-être pas ouvert tout grand les fenêtres, a toutefois été et demeure un cri qui aspire à l’air frais, un cri qui ne peut pas être ignoré ni être mis de côté, parce qu’on y entrevoit trop d’irrationalité. Des personnes jeunes s’étaient rendu compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans nos relations à la nature; que la matière n’est pas seulement un matériel pour notre faire, mais que la terre elle-même porte en elle sa propre dignité et que nous devons suivre ses indications. Il est clair que je ne fais pas ici de la propagande pour un parti politique déterminé – rien ne m’est plus étranger que cela. Quand, dans notre relation avec la réalité, il y a quelque chose qui ne va pas, alors nous devons tous réfléchir sérieusement sur l’ensemble et nous sommes tous renvoyés à la question des fondements de notre culture elle-même. Qu’il me soit permis de m’arrêter encore un moment sur ce point. L’importance de l’écologie est désormais indiscutée. Nous devons écouter le langage de la nature et y répondre avec cohérence. Je voudrais cependant aborder avec force un point qui aujourd’hui comme hier est –me semble-t-il- largement négligé: il existe aussi une écologie de l’homme. L’homme aussi possède une nature qu’il doit respecter et qu’il ne peut manipuler à volonté. L’homme n’est pas seulement une liberté qui se crée de soi. L’homme ne se crée pas lui-même. Il est esprit et volonté, mais il est aussi nature, et sa volonté est juste quand il respecte la nature, l’écoute et quand il s’accepte lui-même pour ce qu’il est, et qu’il accepte qu’il ne s’est pas créé de soi. C’est justement ainsi et seulement ainsi que se réalise la véritable liberté humaine.

Revenons aux concepts fondamentaux de nature et de raison d’où nous étions partis. Le grand théoricien du positivisme juridique, Kelsen, à l’âge de 84 ans – en 1965 – abandonna le dualisme d’être et de devoir être. (Cela me console qu’avec 84 ans, on puisse encore penser correctement) Il avait dit auparavant que les normes peuvent découler seulement de la volonté. En conséquence, la nature pourrait renfermer en elle des normes seulement -ajouta-t-il- si une volonté avait mis en elle ces normes. D’autre part disait-il, cela présupposerait un Dieu créateur, dont la volonté s’est introduite dans la nature. «Discuter sur la vérité de cette foi est une chose absolument vaine», note-t-il à ce sujet [5]. L’est-ce vraiment? – voudrais-je demander. Est-ce vraiment privé de sens de réfléchir pour savoir si la raison objective qui se manifeste dans la nature ne suppose pas une Raison créatrice, un Creator Spiritus?

À ce point le patrimoine culturel de l’Europe devrait nous venir en aide. Sur la base de la conviction de l’existence d’un Dieu créateur se sont développées l’idée des droits de l’homme, l’idée d’égalité de tous les hommes devant la loi, la connaissance de l’inviolabilité de la dignité humaine en chaque personne et la conscience de la responsabilité des hommes pour leur agir. Ces connaissances de la raison constituent notre mémoire culturelle. L’ignorer ou la considérer comme simple passé serait une amputation de notre culture dans son ensemble et la priverait de son intégralité. La culture de l’Europe est née de la rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome – de la rencontre entre la foi au Dieu d’Israël, la raison philosophique des Grecs et la pensée juridique de Rome. Cette triple rencontre forme l’identité profonde de l’Europe. Dans la conscience de la responsabilité de l’homme devant Dieu et dans la reconnaissance de la dignité inviolable de l’homme, de tout homme, cette rencontre a fixé des critères du droit, et les défendre est notre tâche en ce moment historique.

Au jeune roi Salomon, au moment de son accession au pouvoir, une requête a été accordée. Qu’en serait-il si à nous, législateurs d’aujourd’hui, était concédé d’avancer une requête? Que demanderions-nous? Je pense qu’aujourd’hui aussi, en dernière analyse, nous ne pourrions pas désirer autre chose qu’un cœur docile – la capacité de distinguer le bien du mal et d’établir ainsi le vrai droit, de servir la justice et la paix. Je vous remercie pour votre attention.

[1] De civitate Dei IV, 4, 1.

[2] Contra Celsum GCS Orig. 428 (Koetschau); cfr A. Fürst, Monotheismuis und Monarchie. Zum Zusammenhang von Heil und Herrschaft in der Antike. In: Theol. Phil. 81 (2006) 321-338; citation p. 336; cfr également J. Ratzinger, Die Einheit der Nationen. Eine Vision der Kirchenväter (Sazburg-München 1971) 60.

[3] Cf. W. Waldstein, Ins Herz geschrieben. Das Naturrecht als Fundament einer menschlichen Gesellschaft (Augsburg 2010) 11ss; 31-61.

[4] Waldstein, op. cit. 15-21.

[5] Cfr. W. Waldstein, op. cit. 19.