mercredi

Le Pastoureau - Poésie mystique

Le Pastoureau
De Saint Jean de la Croix
Ecrit entre 1582 et 1584 à Grenade




Cette poésie parle du Christ et de l’âme. Le titre véritable est « Canciones a lo divino de Cristo y el alma ». Selon les témoignages, elle ne semble pas avoir été composée après 1584, peut-être à Grenade (1582-88). Sous le vêtement du Pasteur est présenté le Christ et sous celui de la Pastourelle, l’âme. L’arbre à la fin du poème est celui de la croix. « Ce qui est signifié, c’est la Rédemption vue du côté de Dieu. Peu à peu vont s’aggravant les douleurs naissant de l’amour devant l’ingratitude et l’oubli, douleurs qui se résolvent et sont couronnées par la mort de la croix, mort d’amour. » (J.V. Rodriguez) « Ce qui procure l’enchantement en ce poème, c’est l’ambiance et la délicatesse avec lesquelles se déroule le thème de l’amour : un amour qui se rapproche, insiste, espère, crie et s’achève en un geste de folie. La répétition du verset « le cœur d’amour tout navré » imprime le sentiment, et de manière semblable cette autre répétition : « bien que ce soit de nuit ». » (Obras p.99)

Cinq strophes de quatre vers.
Le premier vers rime avec le quatrième, le deuxième avec le troisième.


Un Pastoureau, seul, est en peine,
loin du plaisir et du contentement,
et en sa pastourelle la pensée fixée,
Et le sein d’amour très meurtri. 
Ne pleure pas que l’amour lui ait fait une plaie,
Car il n’a peine de se voir ainsi affligé,
Bien qu’en son cœur il soit blessé ;
Mais pleure de penser qu’Il est oublié.
Car rien qu’à la pensée d’être oublié
De sa belle pastourelle, en grande peine
Il se laisse outrager en terre étrangère,
Le sein d’amour très meurtri.
Et dit le Pastoureau : ah ! malheureux
Celui qui de mon amour s’est fait absent,
Et ne veut pas jouir de ma présence !
Et le sein par son amour très meurtri.
Et après un long temps,
Il s’est élevé Sur un arbre, où Il ouvrit ses beaux bras ;
Et mort il demeura, pendu à eux,
Le sein d’amour très meurtri.

Lecture pas à pas

Strophe 1
Un Pastoureau, seul, est en peine,
loin du plaisir et du contentement,
et en sa pastourelle la pensée fixée,
Et le sein d’amour très meurtri.
1 Il est en peine, il souffre, seul.
2 Il est loin du plaisir et du contentement, comme en une terre étrangère, loin de la terre de sa joie.
3 Il est proche d’une autre terre par la pensée. Sa pensée est « là-bas » fixée, orientée, polarisée. Il n’est pas en lui-même, il est en l’autre. Il n’est pas préoccupé de lui-même, mais de l’autre, par la pastourelle, par l’âme.
4 Un refrain avec le dernier vers qui reviendra au vers 12, au vers 16 avec une variante, et au vers 20. Sauf dans la seconde strophe au vers 8. Le sein (le côté, la poitrine) est touché, blessé, compatissant. Il est montré avec insistance comme une métaphore du cœur, de l’être profond.

Strophe 2
Ne pleure pas que l’amour lui ait fait une plaie,
Car il n’a peine de se voir ainsi affligé,
Bien qu’en son cœur il soit blessé ;
Mais pleure de penser qu’Il est oublié.
5 Il ne pleure pas au vers 5, mais pleure au vers 8. Cette répétition du verbe pleurer crée une inclusion enchâssant les versets 6-7, comme pour les mettre en valeur.
6 - 7 La répétition des adjectifs en fin de vers est significative de sa douleur (plaie 5, affligé 6, blessé 7, et cependant là n’est pas sa douleur, il est oublié 8).
8 Il est oublié. Tout est au passif. Il subit cet état. Lui pense à sa pastourelle (verset 3), mais il est oublié d’elle (verset 8). Il ne souffre pas physiquement, là n’est pas sa douleur, même s’il souffre en son corps, en son cœur. C’est l’oubli qui est la cause de la souffrance, il est face à un vide. Il est seul dans une relation qui se cherche. Cela renvoie à Gn 3, à la question que Dieu, se promenant dans le jardin à la brise du soir, pose à Adam et donc à tout homme : « où es-tu ? » et l’homme se cache par peur. Dieu s’approche et cherche l’homme pour entrer en relation et l’homme fuit Dieu. Dieu cherche la relation et l’homme la fuit. Voilà ce qui blesse Dieu. Ce n’est pas notre péché, c’est notre fuite de la relation. Ce n’est pas le vocabulaire d’un dictateur. Dieu ne dit pas « viens ici ! », mais « où es-tu ? » C’est un appel adressé à notre liberté et Dieu est face à cette liberté humaine qui se dérobe et qui le fuit. Dieu fait face, mais devant lui, c’est un arbre, un prétexte, le vide.

Strophe 3
Car rien qu’à la pensée d’être oublié
De sa belle pastourelle, en grande peine
Il se laisse outrager en terre étrangère,
Le sein d’amour très meurtri.
9 Et c’est le vers 9 reliée au vers 8 par la même thématique. En une redondance nous restons sur l’oubli. Dieu pense à cet oubli, alors que l’âme n’y pense pas, elle oublie Dieu.
Verset 3 sa pensée est fixée en sa pastourelle.
Verset 9 il pense qu’il est oublié d’elle. La pensée de la pastourelle est perdue dans l’oubli.
Il y a ici entrelacement des vers et continuité entre 9 et 10a et entre 10b et 11.
La construction du verset 10 ouvre le chant des interprétations malgré la ponctuation.
L’apposition des deux corps de phrase en un même verset laisse suggérer qu’il est en grande peine de sa belle pastourelle. Il est en terre étrangère. En lien avec le verset 2, on pourrait dire qu’il est sur cette terre étrangère qui est la peine, loin du plaisir et du contentement qui sont sa patrie. C’est au passif.
Le pastoureau est quelque part physiquement, mais ce n’est pas cela qui est pointé. Il est ailleurs par la pensée, proche de la pastourelle, en terre étrangère. (rôle de l’imaginaire dans notre vie qui nous rend plus présent ce à quoi on pense que ce que notre corps peut ressentir, percevoir)

Strophe 4
Et dit le Pastoureau : ah ! malheureux
Celui qui de mon amour s’est fait absent,
Et ne veut pas jouir de ma présence
Et le sein par son amour très meurtri !
Le pastoureau prend la parole pour une complainte sur… qui ? Car nous sommes maintenant avec un masculin ! Ce n’est pas une complainte sur lui-même comme on aurait pu l’attendre puisqu’il ne cesse d’exprimer sa peine, mais sur celui qui s’est rendu loin de son amour et qui ne veut pas être en sa présence.
« S’est fait absent » s’oppose à « ma présence ». Il s’est fait absent à ma présence.

L’amour est relation. De cette relation qui est joie, la pastourelle s’est faite absente. Le pastoureau est face à un vide. C’est pourquoi son cœur est meurtri. Ce vide n’est pas statique, il est dynamique et provoque une blessure qui va s’agrandissant. L’amour cherche la relation, la jouissance dans la relation. Ici il y a une volonté de ne pas entrer dans cette relation. Ce n’est donc pas la jouissance, mais la blessure, la meurtrissure. Comment comprendre le dernier vers : « et le sein par son amour… » ? Qui parle ici ? Le pastoureau ou la pastourelle ?

Strophe 5
Et après un long temps, Il s’est élevé
Sur un arbre, où Il ouvrit ses beaux bras ;
Et mort il demeura, pendu à eux,
Le sein d’amour très meurtri.
Après la parole, c’est maintenant le geste, le mouvement qui devient parole. Mais c’est après un long temps. Le pastoureau n’est plus passif. Il s’élève sur un arbre et ouvre les bras.
Et l’on tombe à nouveau dans l’inaction, le silence, plus de geste.
Il demeure mort.
Il est pendu à ses beaux bras.
Il n’y a plus de relation possible puisqu’il est mort.
C’est de cette absence de relation qu’il est mort. C’est en creux.

Inspiration de la poésie

Si l’on cherche la source d’inspiration de Jean de la Croix il faut en trouver deux :

La première et sans doute l’essentielle, peut se trouver dans Cantique Spirituel B 23,1 : « Dans l’état sublime du mariage spirituel, l’Epoux très fréquemment découvre à l’âme, sa fidèle compagne, de merveilleux secrets, car le véritable et parfait amour n’a rien de caché pour l’objet de sa tendresse. Il lui révèle en particulier les doux mystères qui se rattachent à son Incarnation, les voies qu’il a tenues pour réaliser la rédemption de l’homme, l’une des plus élevées parmi les œuvres de Dieu et l’une des plus délicieuses à l’âme… ». Et cet aspect « délicieux à l’âme » apparaît bien dans cette poésie.

L’autre source est un poème profane que Jean de la Croix a retravaillé et dont on a un exemplaire à la Bibliothèque Nationale de Paris.


Méditation

La Révélation de Dieu à l’homme s’est faite de plus en plus explicite. Avec Moïse, elle a eu lieu dans le tremblement de terre, l’ouragan et le feu. Avec Elie un grand pas est fait. Ce n’est plus la force transcendante des phénomènes cosmiques qui est le signe de la présence de Dieu, mais celle-ci se fait à l’intime de l’être, dans la douceur de la brise. La Révélation de Dieu atteindra un extrême dans son Incarnation, mais elle culminera en ce Haut-Lieu de la Croix. Là, l’inouï de Dieu, cette Révélation de son Amour pour nous, se manifeste en plénitude. C’est de ce Haut-Lieu que nous parle Jean de la Croix, saisi par ce mystère inconcevable et essayant de décrire cette tendresse si délicate de Dieu envers nous. Tendresse si délicate qui est à la fois faiblesse et force de Dieu.

Deux textes de Jean de la Croix :

Cantique Spirituel B 22,1 : « Si grand était le désir qui pressait l’Epoux d’arracher entièrement son épouse aux mains de la sensualité et du démon, qu’après avoir réussi dans son dessein, il se livre à la joie. Tel le bon Pasteur, qui a fait mille détours à la recherche de sa brebis perdue et qui la rapporte enfin sur ses épaules (cf. Lc 15,5) ». La croix et par elle toute l’incarnation du Christ est le moyen que Dieu a pris pour aller à la recherche de l’homme perdu et blessé.

Montée du Carmel II 7,11 : « Il est tout manifeste qu’à l’instant de sa mort il fut aussi anéanti en l’âme, sans aucune consolation ni soulagement, son Père le laissant ainsi en une intime aridité, selon la partie inférieure. Ce qui le fit s’écrier en la croix : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous délaissé ? » Lequel délaissement fut le plus grand qu’il souffrît en la partie sensitive durant sa vie. Aussi fit-il en ce délaissement la plus grande œuvre qu’il n’eût opéré en toute sa vie par ses miracles et ses merveilles, sur la terre ou dans le ciel, qui fut de réconcilier et unir le genre humain par grâce avec Dieu… ».

C’est par la croix que Dieu se fait proche de l’homme et le réconcilie avec Dieu. Voilà l’œuvre de Dieu à la recherche de chacun d’entre nous, œuvre d’Amour, folie de la Croix et tendresse de Dieu. « A présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu » nous dit St Paul à la fin de son hymne à la charité (1 Co 13,12) Jean de la Croix nous introduit peu à peu dans ce mystère d’amour et de charité pour que si possible nous le fassions notre.

L’amour rend esclave nous dit Jean de la Croix en Montée du Carmel I 4,3 : « L’affection et l’attachement de l’âme à la créature égale l’âme à la créature et tant plus est l’affection, tant plus elle la rend égale et semblable, car l’amour fait une ressemblance entre l’amant et l’être aimé. » C’est par amour que Dieu s’est fait semblable à l’homme, c’est par amour qu’il a cherché à converser avec lui, c’est par amour qu’il se laisse crucifier et qu’il pardonne.

Questions 

Jésus est venu pour moi, où en suis-je de mon amour pour lui, dans l’engagement de ma vie à sa suite. Suis-je libre de le suivre ?

Jésus est mort de ne pas trouver d’amour en réponse à son amour, d’où sa solitude. Et moi dans ma solitude est-ce que j’accepte de me laisser rejoindre ? Mais aussi est-ce que je me laisse aimer gratuitement ?