Dans les colonnes du quotidien
italien Il Messagero, le pape François a abordé des thèmes aussi variés que la
corruption, la fonction d’évêque de Rome, le déclin actuel de la politique, le communisme,
et la femme, « la plus belle chose que Dieu ait créée ». Il a longuement évoqué
aussi la question de la foi en Asie, l’exploitation des enfants. Et, selon le
Pape, nous nous trouvons dans " une nouvelle ère qui alimente la décadence
morale, non seulement politique, mais aussi dans l'entreprise ou le contexte social.
"
Voici le texte intégral de son
entretien avec la journaliste Franca Giansoldati (Il Messagero) :
C’est le moment du match
Italie-Uruguay. Saint Père, qui soutenez-vous ?
Moi, vraiment personne, j'ai
promis à la présidente du Brésil de rester neutre !
Nous commençons par Rome ?
Mais savez-vous que je ne connais
pas Rome ? Songez que j’ai vu la chapelle Sixtine pour la première fois lorsque
j’ai participé au conclave qui a élu Benoît XVI (en 2005, ndr). Je ne suis pas
allé non plus dans les musées. Le fait est que, comme cardinal, je ne venais
pas souvent à Rome. Je connais Sainte-Marie-Majeure car j’y allais toujours. Et
aussi San Lorenzo hors les murs, où je me rendais pour les confirmations du
temps de don Giacomo Tantardini. Je connais bien sûr la Piazza Navona parce que
je résidais toujours via della Scrofa, là derrière.
Y a-t-il un peu de romain dans l’argentin Bergoglio
?
Peu et rien. Je suis avant tout
piémontais, ce sont les racines originelles de ma famille. Mais je commence à
me sentir Romain, je désire aller visiter le territoire, les paroisses. Ainsi,
je découvre petit à petit cette ville. Une ville magnifique, unique, avec les
problèmes des grandes villes métropolitaines. Une petite ville possède une
structure presque univoque; une métropole, en revanche, englobe sept ou huit
villes imaginaires superposées, à différents niveaux. Au niveau culturel aussi.
Je pense par exemple aux tribus urbaines de jeunes. C’est pareil dans toutes
les métropoles. En novembre nous allons organiser à Barcelone un congrès consacré justement à la
pastorale des métropoles […] Des villes dans la ville. L’Eglise doit savoir
répondre aussi à ce phénomène.
Pourquoi, dès le début, avez-vous
tant tenu à souligner la fonction de l’Evêque de Rome ?
Le premier service de François,
c’est celui-là : être l’Evêque de Rome. Tous les titres du Pape, Pasteur
universel, Vicaire du Christ, etc., il les détient parce qu’il est Evêque de
Rome. C’est la première élection. La conséquence de la primauté de Pierre. Si
demain le Pape voulait être évêque de Tivoli, il est clair qu’on le
rejetterait.
Il y a quarante ans, avec Paul
VI, le Vicariat a promu la conférence sur les problèmes de Rome. Est apparue
l’image d’une ville dans laquelle celui qui avait beaucoup, avait le meilleur ;
et celui qui avait peu, avait le pire. Aujourd’hui, selon vous, quels sont les
maux de cette ville ?
Ce sont les maux des grandes
villes, comme Buenos Aires. Il y a ceux qui, de jour en jour, accroissent leurs
profits, et ceux qui s’appauvrissent. Je n’étais pas au courant de ce congrès
sur les problèmes de Rome. Ce sont des questions très romaines, et j’avais
alors 38 ans. Je suis le premier Pape à n’avoir pas pris part au Concile et le
premier à avoir étudié la théologie après le Concile. Et, à l’époque, pour nous
la grande lumière était Paul
VI. Pour moi, Evangelii Nuntiandi reste le document pastoral jamais
dépassé.
Existe-t-il une hiérarchie des valeurs à respecter dans
la gestion des affaires publiques ?
Assurément. Toujours sauvegarder
le bien commun. Telle est la vocation de tout homme politique. Un concept large
qui englobe, par exemple, la protection de la vie humaine, de sa dignité. Paul
VI faisait l’éloge de la politique « la forme la plus haute de la charité ».
Aujourd'hui, le problème, c’est que la
politique - je ne parle pas seulement de l'Italie, mais de tous les pays
- est discréditée, ruinée par la
corruption, par le phénomène des pots-de-vins. Il me vient à l’esprit un
document que les évêques français ont publié il y a 15 ans. Une lettre
pastorale intitulée : Réhabiliter la politique, qui abordait ce thème. S’il n’y
a pas service à la base, on ne peut pas comprendre non plus l’identité de la
politique.
La corruption sent le pourri,
avez-vous dit. Et aussi que la corruption sociale est le fruit d’un cœur fermé,
pas seulement de circonstances extérieures. Il n’y aurait pas de corruption
sans cœurs corrompus. Le corrompu n’a pas d’amis, mais des idiots utiles.Pouvez-vous
mieux nous l’expliquer ?
J’ai parlé deux jours de suite de
ce thème parce que je commentais la lecture de la Vigne de Naboth. Le premier
jour, j’ai abordé la phénoménologie de la corruption, le deuxième jour comment
finissent les corrompus. Le corrompu, de toute façon, n’a pas d’amis, seulement
des complices.
Selon vous, si on parle autant de
corruption, est-ce parce que les médias insistent trop sur la question, ou
qu’il s’agit effectivement d’un mal endémique grave ?
Non, hélas, il s’agit d’un phénomène mondial. Il y a des
chefs d’Etat en prison à cause de cela. J’y ai beaucoup réfléchi, pour parvenir
à la conclusion que les maux se multiplient, surtout durant les changements d’époque.
Nous ne vivons pas tant une époque de changements, qu’un changement d’époque.
Il s’agit donc d’un changement de culture; et c’est précisément dans cette
phase qu’émerge ce genre de choses. Le changement d’époque alimente la
décadence morale, non seulement en politique, mais aussi dans la sphère
financière ou sociale.
Les chrétiens non plus ne
semblent pas briller par leur témoignage...
C'est l'environnement qui
favorise la corruption. Je ne veux pas dire que tous sont corrompus, mais je
pense qu'il est difficile de rester un honnête homme dans la politique. Je
parle du monde, pas de l’Italie. Parfois certaines personnes voudraient faire les choses au clair, mais
elles se trouvent en difficulté, c'est comme si elles étaient phagocytées par
un phénomène endémique, à divers niveaux, transversal. Non que ce soit la
nature de la politique, mais parce que
lors d’un changement d’époque, les pressions se sont plus fortes.
Avez-vous plus peur de la
pauvreté morale ou matérielle d’une ville ?
Les deux m’effraient. Quelqu’un qui a faim,
par exemple, je peux l’aider à ce qu’il n’ait plus faim, mais s’il a perdu son
travail et qu’il est au chômage, il s’agit d’une autre pauvreté. Il n’a plus de
dignité. Il pourrait sans doute aller à
Caritas et ramener chez lui un paquet de nourriture, mais il vit là une
pauvreté très grave qui lui ronge le cœur. Un évêque auxiliaire de Rome m’a raconté que beaucoup de personnes vont
dans les cantines ou les restos et, remplis de honte, ramènent en cachette la
nourriture chez eux. Leur dignité se paupérise petit à petit, ils vivent dans
un état de prostration.
Dans les rues de Rome on voit des
petites filles de 14 ans contraintes de
se prostituer dans l’indifférence générale, tandis que dans le métro on assiste
à la mendicité des enfants. Vous sentez-vous impuissant face à cette
dégradation morale ?
J’éprouve de la douleur, une
énorme douleur. L’exploitation des enfants me fait souffrir. C’est pareil en
Argentine. On emploie des enfants pour des travaux manuels parce qu’ils ont des
mains plus petites. Mais les enfants sont victimes aussi d’abus sexuels, dans
des hôtels. Un jour, on m’a averti qu’il y avait des petites filles de 12 ans
prostituées dans les rues de Buenos Aires. Je me suis renseigné, et c’était
exact. Cela m’a fait mal. Encore plus de savoir que s’arrêtaient de grosses voitures conduites par un
vieillard, qui pourrait être leur grand-père. Ils payaient la petite fille 15
pesos, avec quoi ils achetaient les déchets de la drogue. Pour moi, les
personnes qui font cela à des petites filles sont des pédophiles. Cela arrive
aussi à Rome. La Ville Eternelle, qui devrait être un phare pour le monde, est
le miroir de la dégradation morale de la société. Je pense que ce sont des
problèmes qui se résolvent avec une bonne politique sociale.
Que peut faire la politique
?
Répondre de façon claire. Par
exemple avec des services sociaux qui suivent les familles pour comprendre, en
les accompagnant pour les sortir de situations très difficiles. Le phénomène traduit une déficience de service
social dans la société.
Mais l’Eglise travaille
dur...
Et doit continuer à le faire. Il
faut aider les familles en difficulté, un travail qui nécessite de plus en plus
l’effort de tous.
À Rome, de plus en plus de jeunes
ne vont pas à l’église, ne font pas baptiser leurs enfants, ne savent même pas
faire leur signe de croix. Que faire pour inverser cette tendance ?
L'Eglise doit sortir dans la rue,
aller à la rencontre des gens, visiter les familles, aller aux périphéries. Ne
pas être une église qui se contente de recevoir, mais qui offre.
Et les prêtres ne doivent pas se
tourner les pouces…
Evidemment. Nous sommes dans un
temps de mission depuis une dizaine d’années. Nous devons insister
Etes-vous préoccupé par la
culture de la dénatalité en Italie ?
Je pense qu’il faut travailler
davantage pour le bien commun des enfants. Fonder une famille est une tâche
énorme, parfois le salaire n’est pas suffisant, on n’arrive pas à joindre les
deux bouts. Les gens ont peur de perdre leur emploi ou de ne pas pouvoir payer
le loyer. La politique sociale n’aide pas. L'Italie a un taux de natalité très
bas, l’Espagne de même. La France est un
peu mieux, mais le taux est également faible. Comme si l'Europe avait assez
d'être maman, préférant être grand-mère. Cela dépend beaucoup de la crise
économique, et pas seulement d’une dérive culturelle marquée par l'égoïsme et
l'hédonisme. L'autre jour, j'ai lu une statistique sur les critères de dépenses
de la population à travers le monde. Après la nourriture, les vêtements et les
médicaments, trois éléments nécessaires, viennent les cosmétiques et les
dépenses pour les animaux domestiques.
Les animaux comptent plus que les
enfants ?
Il s’agit d’un autre phénomène de
dégradation culturelle. C'est parce que la relation affective avec les animaux
est plus facile, plus programmable. Un animal n’est pas libre, tandis qu’avoir
un enfant est un peu plus compliqué.
L’Evangile parle-t-elle davantage aux pauvres ou aux riches pour qu’ils
se convertissent? La pauvreté est au
centre de l’Evangile On ne peut pas comprendre l’Evangile sans comprendre la
pauvreté réelle, en considérant qu’il existe aussi une pauvreté, très belle, de
l’esprit: être pauvre devant Dieu parce que Dieu te comble. L’Evangile
s’adresse indistinctement aux pauvres et aux riches. Et il parle autant de
pauvreté que de richesse. Il ne condamne pas en effet les riches, peut-être les
richesses quand elles sont idolâtrées. Le Dieu argent, le veau d’or.
Vous passez pour être un Pape
communiste, paupériste, populiste. The Economist qui vous a consacré une page
de couverture, affirme que vous parlez
comme Lénine. Vous reconnaissez-vous dans ces modèles ?
Je dis simplement que ce sont les
communistes qui nous ont volé notre drapeau. Le drapeau des pauvres est
chrétien. La pauvreté est au centre de l’Évangile. Prenons Matthieu 25, le protocole sur lequel
nous serons tous jugés: j'ai eu soif, j'ai eu faim, j'ai été en prison, j'étais
malade, j'étais nu. Ou regardons les Béatitudes, une autre bannière. Les
communistes disent que tout cela est communiste. Peut-être, mais avec vingt
siècles de retard sur nous. Alors quand ils parlent ainsi, on pourrait leur
dire: « mais alors, vous êtes chrétiens ! » (rires).
Puis-je me permettre une
critique...
Bien sûr...
Vous parlez peut-être peu des
femmes, et quand vous le faîtes, vous
abordez le sujet uniquement du point de
vue de la maternité, la femme épouse etc. Et pourtant les femmes d’aujourd’hui
président des Etats, des multinationales, des armées. Au sein de l’Eglise,
selon vous, quelle place occupent les femmes ?
Les femmes sont la plus belle
chose que Dieu ait créée. L’Eglise est femme, l’Eglise est un mot féminin. On
ne peut pas faire de la théologie sans cette féminité. Vous avez raison, on ne
parle pas assez de cela, on devrait travailler davantage sur la théologie de la
femme. Je l’ai dit, et nous travaillons en ce sens.
N’y a-t-il pas là une certaine
misogynie?
Le fait que la femme soit sortie
d’une côte … (éclat de rire). Je plaisante. Je suis d’accord pour que l’on
approfondisse davantage la question féminine, sinon on ne peut pas comprendre
l’Eglise elle-même.
En août, vous irez en Corée.
Est-ce la porte de la Chine ? Ciblez-vous l’Asie ?
J’irai en Asie deux fois en six
mois. En Corée en août, pour rencontrer les jeunes asiatiques. En janvier au
Sri Lanka et aux Philippines. L’Eglise en Asie est une promesse. La Corée
représente beaucoup, elle a derrière elle une belle histoire, durant deux
siècles elle n’a pas eu de prêtres et le catholicisme a progressé grâce aux
laïcs. Elle a eu aussi des martyrs. Quant à la Chine, il s’agit d’un grand défi
culturel. Enorme. Et il y a l'exemple de Matteo Ricci qui a fait beaucoup de
bien ...
Où va l’Eglise de Bergoglio ?
Grâce à Dieu, je n'ai aucune
église, je suis le Christ. Je n’ai rien fondé. Du point de vie du style, je
suis resté tel que j’étais à Buenos Aires. Oui, peut-être une ou deux petites
choses, parce qu’il le faut, mais changer à mon âge aurait été ridicule. Sur le
programme, en revanche, je suis ce que les cardinaux ont demandé durant les
congrégations générales précédant le conclave. Je vais dans cette direction. Le
Conseil de huit cardinaux, un organisme externe, est né de là. Il avait été
demandé pour aider à réformer la Curie. Chose par ailleurs pas facile du tout,
parce qu’on fait un pas, mais ensuite il
faut faire ceci ou cela, et si avant il
y avait un dicastère, par la suite il y en a quatre. Mes décisions sont
le fruit des réunions précédant le conclave. Je n’ai rien fait tout seul.
Une approche démocratique
...
Il s’est agi des décisions des
cardinaux. Je ne sais pas si c’est une approche démocratique, je dirais plutôt
synodale, même si le terme pour les cardinaux n'est pas approprié.
Que souhaitez-vous aux Romains en
cette la fête de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, leurs saints patrons ?
Qu'ils continuent à être bons.
Ils sont si sympathiques. Je le vois dans les audiences et quand je vais dans
les paroisses. Je leur souhaite de ne pas perdre la joie, l'espérance, la
confiance, malgré les difficultés. Le dialecte romain est beau aussi.
Wojtyla a appris à dire volemose bene, damose da fa'.
Avez-vous appris une ou deux phrases en dialecte romain ?
Pour l’instant peu. Campa e fa'
campa' (Vis et laisse vivre, ndt.). (Naturellement, rires).
Entrevue accordée à Franca Giansoldati, Il Messaggero