J'aimerais maintenant m'attacher à décrire le témoignage
chrétien (le marturion) des sept moines de Tibhirine assassinés vers le 21 mai
1996. Il ne s'agit pas de sept
témoignages individuels, bien que chacun d'eux ait eu une personnalité bien
marquée. Il s'agit du témoignage d'une
communauté. Il est donc important de
bien connaître l'enracinement de cette communauté dans la société algérienne,
et pour cela il faut revenir un peu en arrière dans l'histoire.
Une
première communauté cistercienne avait existé quelques décennies auparavant à
Staouëli, à 17 kilomètres à l'ouest d'Alger.
Fondée en 1843, treize ans après la conquête de l'Algérie par les
Français, par l'abbaye d'Aiguebelle, elle avait acquis une certaine notoriété
par son développement rapide. Cette
fondation était toutefois très liée au système colonial, dans son esprit et son
mode d'implantation. Elle fut fermée en
1904. Une nouvelle communauté, d'un
style et d'un esprit très différent fut fondée à proximité de Médéa quelque 30
ans plus tard.
Comme
beaucoup de monastères nés au 19ème siècle, ou au début du 20ème, la communauté
de Notre-Dame de l'Atlas commença comme un refuge. Un groupe de moines du monastère de
Notre-Dame de la Délivrance en Slovénie, dans la crainte d'être chassés,
ouvrirent un refuge à Ouled-Trift en 1934, transféré à Ben Chicao en 1935 et à
Tibhirine à 7 kilomètres de Médéa en 1938.
Le refuge fut alors assumé par l'abbaye française d'Aiguebelle et
transformé en véritable fondation, qui devint bientôt une communauté monastique
autonome. Dès les débuts, cette
communauté établit des relations d'amitié et de collaboration avec la
population locale qui, en quelque sorte, l'adopta. Ces liens établis avec la population locale,
permirent à la communauté, même si elle était composée entièrement de Français,
de passer sans grandes difficultés à travers la guerre d'Algérie. L'un d'entre eux, le frère Luc fut bien pris
comme otage, mais libéré au bout de quelques jours.
À la fin de
la guerre d'Algérie, toutefois, la situation était radicalement changée. L'Église d'Algérie, composée en très grande
partie de français ou de "pieds-noirs" fut réduite à un tout petit
reste, à cause de l'exode massif de ces deux groupes vers la France. Les conversions au christianisme étaient
devenues à peu près impossibles – au moins les conversions ouvertement
reconnues. Un recrutement local devenant exclu, on pouvait se poser des
questions sur l'opportunité de maintenir en Algérie une communauté désormais
très réduite en nombre et qui ne pourrait plus se recruter sur place. Les autorités de l'Ordre cistercien
décidèrent donc la fermeture du monastère.
Mais le Cardinal Duval, ayant depuis longtemps reconnu dans la
communauté de Tibhirine une réalisation de son idéal de présence chrétienne,
rugit comme un lion, et le monastère ne fut pas fermé. Cette simple présence d'une communauté
monastique chrétienne, quelle que soit la nationalité de ses membres, au milieu
d'un peuple musulman lui semblait d'une importance capitale. La communauté fut maintenue et son témoignage
trouva son épanouissement dans la mort de sept de ses membres en 1996. Cette mort fut unanimement pleurée par la
population locale, entièrement musulmane.
Voyons donc
un peu, maintenant, quelle fut la nature du témoignage de ces moines. Ce fut un témoignage de communion (la réalité
chrétienne par excellence, puisque "Dieu est communion", comme nous
le dit saint Jean) à plusieurs niveaux.
Communion avec
Dieu dans la prière contemplative
Communion entre
frères au sein d'une communauté
Communion de
cette communauté avec ses voisins
Communion de
croyants avec d'autres croyants
Communion avec Dieu dans la prière contemplative
Le moine
vient au monastère pour y servir Dieu, en vivant aussi profondément que
possible, dans le cadre du cloître, cette union personnelle avec Dieu à
laquelle tout être humain est appelé.
Fils dans le Fils Premier-Né, vibrant de l'amour qui a été répandu dans
son cœur par l'Esprit-Saint, il s'efforce de rencontrer le Père dans une prière
qui se veut aussi continuelle que possible et qui s'exprime visiblement dans la
célébration de la liturgie. Toute sa vie
tend à l'union mystique qui consiste à se laisser transformer jour après jour à
l'image du Christ par l'action de l'Esprit Saint.
Comment chacun des sept frères a vécu au fond de son cœur cette union mystique, est le secret de Dieu. L'un d'entre eux, cependant, doué de talents de poète et mystique dans l'âme, nous a permis d'entrevoir à travers ses écrits ce dialogue intérieur. C'est Christophe. Ses poèmes[7], mais surtout son Journal[8] des dernières années nous montrent comment tous les événements de chaque jour, durant ces trois années riches en drames tout autour d'eux se transformaient en prière et en jaillissement d'amour embrasé. Ce journal est un long poème d'amour, incarné dans une situation bien concrète et dont il convient de citer au moins quelques passages:
"Oh si
mourir pouvait arrêter et empêcher la mort de tant d'autres encore, oh alors
volontiers, comme on dit avec plaisir:
oui, je suis volontaire." (20/12/1994).
"Je te
demande en ce jour la grâce de devenir serviteur / et de donner ma vie / ici /
en rançon pour la paix / en rançon pour la vie / Jésus attire-moi / en ta joie
/ d'amour crucifié." (25/07/1995)
Communion entre frères au sein d'une communauté
Cette
relation mystique avec Dieu, ces frères ne l'ont pas vécue comme des individus
isolés mais comme communauté. Leur
témoignage fut un témoignage communautaire – celui d'une communauté qui
comprenait, outre les sept frères qui furent mis à mort, deux autres qui
échappèrent à l'enlèvement et à l'exécution, ainsi que ceux qui vivaient alors
dans l'antenne de Tibhirine au Maroc.
Il
s'agissait d'une authentique communauté chrétienne : non pas la réunion de
copains qui se seraient réunis à cause d'affinités entre eux ou parce qu'ils
auraient partagé le mêmes idées et les mêmes projets. Non, une communauté chrétienne est un groupe
de personnes, normalement très différentes les unes des autre à tous points de
vue, et que Dieu s'est réunies pour en faire le sacrement de sa présence. Chaque membre de cette communauté avait un
passé personnel et un cheminement vocationnel bien caractéristique; chacun était une personnalité bien tranchée,
aussi différents l'un de l'autre qu'on puisse imaginer. Et pourtant ils étaient arrivés, surtout au
cours des trois dernières années, non seulement à une très grande communion
entre eux, mais aussi à une parfaite unanimité dans les décisions engageant
leur vie – unanimité qui ne pouvait trouver sa racine que dans la profonde vie
de prière de chacun d'entre eux.
Bruno, fils
de militaire ayant fait son service en Algérie;
Célestin, ancien éducateur de rue et Paul, plombier et ancien
vice-préfet en Haute-Savoie apportaient
chacun à la communauté une grande richesse de don de soi et d'esprit
communautaire.
Communion de cette communauté avec ses voisins
Des liens
d'amitié d'une profondeur remarquable s'étaient créés entre ces moines tout
simples et la population qui les entourait.
Ces liens demeurent encore tout aussi vifs à plus de quattre années de
leur mort. Ces liens d'amitiés avec la
population algérienne et musulmane constituent sans doute l'une des plus
exquises expressions de leur témoignage chrétien.
La personne
qui concourut le plus à créer ces liens fut sans doute le frère Luc, dont la
vie mériterait d'être écrite. Né en 1914
, il connut encore enfant les terribles violences de la Première Guerre
Mondiale et les souffrances de l'après-guerre.
Jeune médecin, il connut les violences de la Seconde Guerre Mondiale, au
cours de laquelle il se porta volontaire pour soigner les prisonniers dans les
camps de concentration nazis. Entré à
Aiguebelle en décembre 1941, il arrivait en Algérie en 1946. Aussitôt, il ouvrit dans l'enceinte du
monastère un dispensaire où, depuis cette date jusqu'à sa mort en 1996 – donc,
durant un demi-siècle -- il soigna quiconque se présentait à lui, sans regard à
la nationalité, à l'appartenance politique, à la religion.
Tous l'aimaient et le respectaient parce que tous se savaient aimés et respectés de lui. Au début son dispensaire suppléait à l'absence de services publiques de santé. Si l'on continua à venir à lui longtemps après l'installation d'autres dispensaires et d'hôpitaux publics dans la région, c'est qu'on trouvait chez lui non seulement un toubib au diagnostic presque toujours exact mais aussi un homme de Dieu incarnant dans son mode d'être à la fois très humain et très surnaturel la sollicitude pastorale du Fils de Dieu. Homme d'une grande liberté intérieure, muni d'un sens de l'humour désarmant, il n'avait peur de rien ni de personne. Aucune menace, de quelque quartier qu'elle vienne, n'aurait pu l'empêcher de témoigner jusqu'au bout, même au risque de sa vie, l'amour universel à quiconque avait besoin d'être soigné.
Tous l'aimaient et le respectaient parce que tous se savaient aimés et respectés de lui. Au début son dispensaire suppléait à l'absence de services publiques de santé. Si l'on continua à venir à lui longtemps après l'installation d'autres dispensaires et d'hôpitaux publics dans la région, c'est qu'on trouvait chez lui non seulement un toubib au diagnostic presque toujours exact mais aussi un homme de Dieu incarnant dans son mode d'être à la fois très humain et très surnaturel la sollicitude pastorale du Fils de Dieu. Homme d'une grande liberté intérieure, muni d'un sens de l'humour désarmant, il n'avait peur de rien ni de personne. Aucune menace, de quelque quartier qu'elle vienne, n'aurait pu l'empêcher de témoigner jusqu'au bout, même au risque de sa vie, l'amour universel à quiconque avait besoin d'être soigné.
Frère Luc, moine médecin de Tibhirine
Christophe, dont j'ai déjà mentionné la dimension mystique, était aussi, puisqu'il était poète, un homme d'une grande sensibilité. Comme il était responsable des ouvriers et avait des contacts avec la famille du gardien, en particulier, il avait des relations d'amitié très belle avec eux tous. Son Journal des trois dernières années contient des passages d'une très grande fraîcheur
Christian
était, au moment de la consommation communautaire de leur témoignage, le
supérieur du groupe (le prieur, comme on dit en jargon monastique). Trajectoire toute spéciale que celle de sa
vocation. De famille de militaires, il
avait passé son enfance en Algérie, où sa mère l'avait formé à un profond
respect de l'Algérien. Il était ensuite
revenu en Algérie durant la guerre, comme jeune officier. D'abord prêtre séculier du diocèse de Paris,
il sentit l'appel à la vie contemplative et choisit le monastère de Notre-Dame
de l'Atlas à Tibhirine. Avec l'accord de
ses supérieurs, il fit à Rome, au PISAI, des études de langue et de culture
arabe. Ayant développé une connaissance
assez approfondie et un grand amour pour la religion de l'Islam, il s'impliqua
et impliqua profondément sa communauté dans le dialogue inter-religieux. Lorsqu'il fut élu prieur de sa communauté, en
1984 il guida celle-ci dans une orientation plus explicite vers ce dialogue
inter-religieux, qui venait couronner les autres formes de communion déjà
pratiquées. Depuis un bon nombre
d'années déjà un groupe nommé le Ribât el Salam se réunissait régulièrement au
monastère. On y priait et on y
partageait son expérience religieuse.
Témoignages de voisins du monastère
En 1993, au
moment où le processus électoral était arrêté en Algérie et où le pays
balançait dans une spirale de violence dont il n'a pas encore réussi à se
libérer, les étrangers furent sommés de quitter le pays sous peine de se faire
éliminer. Comme beaucoup d'autres, les moines
de Tibhirine eurent à se poser la question:
Faut-il rester ou faut-il partir?
Ils choisirent de rester.
Le 14
décembre de la même année, lorsque 12 Croates chrétiens travaillant à
Tamesguida, à quatre kilomètres du monastère, furent égorgés, le problème se
posa de façon plus immédiate; et encore plus après la visite d'un commando armé
durant la nuit de Noël. Après un long
discernement dans la prière, ils optèrent de rester. Au cours des années suivantes, chaque fois
que des missionnaires -- presque tous des amis intimes de la communauté --
étaient assassinés, la question se posait à nouveau avec plus d'acuité. Chaque fois ils ont opté pour rester, après
un sérieux discernement dans la prière.
Pourquoi?
En Europe,
certains disaient alors qu'on comprenait que des "missionnaires"
demeurent pour continuer leur "apostolat", mais pas des moines qui,
de toute façon, pouvaient mener leur vie de prière n'importe où ailleurs...
C'était ne rien comprendre à leur vie.
La vie contemplative ne se vit pas dans l'abstrait. Elle est toujours incarnée, enracinée dans un
lieu et un contexte culturel bien concret.
Les moines de Tibhirine ne désiraient aucunement le martyre. Ils n'étaient pas des illuminés. S'ils optèrent de rester c'est que c'était
pour eux une exigence de fidélité, et cela à beaucoup de niveau.
Le moine
cistercien fait vœu de stabilité. Cela
implique non seulement la stabilité dans la vocation monastique, mais aussi la
stabilité dans une communauté bien concrète et, à moins d'une mission spéciale,
dans un lieu déterminé. Bien sûr, une
communauté tout entière peut se déplacer, mais elle ne peut le faire sans tenir
compte des liens qu'elle a établis avec la société et la culture locale. La communauté de Tibhirine ne se comprenait
pas sans son enracinement dans les montagnes de l'Atlas, sans ses liens
d'amitié avec toute la population de Tibhirine, de Draa Esnar, de Médéa. Dans
une prédication de retraite donnée à Alger quelques semaines avant
l'enlèvement, Christian disait, avec une jeu de mot périlleux: "... j'affiche cette différence : je
viens de la montagne..."
Les frères étaient conscients que la
population locale était elle-même prise dans un étau entre deux violences
opposées, et qu'elle n'avait pas le choix de fuir. Pour les moines, fuir eut alors été un manque
de solidarité avec ceux dont ils avaient partagé la vie dans les moments de
paix. Après le martyre de Henri et Paule-Hélène, Christophe n'écrit-il pas dans
son journal: "On ne peut pas
oublier et partir sans trahir ce qui reste une grâce de proximité, d'amitié de
vérité." (29/05/1995). Les frères considéraient leur présence comme une
affirmation du droit à la différence – droit qu'ils réclamaient pour le peuple
des environs aussi bien que pour eux-mêmes.
Mohammed avait dit à Christophe: "Vous, vous avez encore une petite
porte par où partir. Pour nous: non, pas de chemin, pas de porte." Et Moussa avait dit à Christian : "Si
vous partez, vous nous privez de votre espoir et vous nous enlevez notre
espoir." Il n'eut pas été chrétien
de partir. Ils restèrent.
Eux aussi,
comme Pierre Claverie, mais à la façon de moines contemplatifs, différente de
celle d'un évêque, analysaient soigneusement la situation politique du pays,
non pas pour réagir en politiciens mais pour donner à cette situation, dans
leur vie, une réponse évangélique.
"La violence me tue et je dois trouver quelque part un appui pour
ne pas me laisser emporter par ce flux de mort" écrivait Christophe en son
Journal (11/07/1995).
Suffit-il
de dire que le moine, surtout s'il est étranger, ne doit pas choisir entre les
deux forces en présence? – Voici la réponse de Christophe: "Peut-être
n'est-ce pas assez de dire que nous n'avons pas à choisir entre le pouvoir et
les terroristes. En fait, nous faisons
concrètement et quotidiennement le choix de ceux que Jean-Pierre appelle 'le
petit peuple'. Nous ne pouvons rester,
si nous nous coupons de lui. Cela nous
fait dépendre – pour une part – de son choix à notre égard. Nous pourrons devenir gênants demain ou plus
tard." Ils devinrent effectivement gênants.
Dans la récollection donnée à un
groupe de laïcs à Alger le 8 mars 1996, Christian commentait avec force le
précepte de l'Écriture : "Tu ne tueras pas", et il l'appliquait à
toutes les situations du pays et terminait pas une série de phrases lapidaires: Ne pas tuer le temps... Ne pas tuer la
confiance... Ne pas tuer la mort... Ne pas tuer le pays... Ne pas tuer le
musulman... Ne pas tuer l'Église... Deux
semaines plus tard, lui et ses frères étaient enlevés et deux mois plus tard
ils étaient victimes de cette violence.
Lorsque,
dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 un groupe d'hommes armés se présentèrent au
monastère et les amenèrent en direction de Médéa, aux yeux de ceux qui ont pu
les voir traverser le village encadrés d'hommes armés, ils avaient l'air de
suivre des terroristes. En réalité ils suivaient le Christ.
Aucun
d'entre eux ne désirait le martyre. Ils
aimaient la vie et redoutaient la mort.
Mais ils l'avaient consciemment et explicitement acceptée si c'était la volonté
de Dieu. Dans une lettre circulaire du
21 novembre 1995 ils avaient écrit:
"La mort brutale – de l'un de nous, ou de tous à la fois – ne
serait qu'une conséquence de ce choix de vie à la suite du Christ.[9]"
S'il
fallait mourir, ils voulaient le bien faire!
Le vieux frère Luc, qui avait depuis longtemps demandé qu'on chante à
ses funérailles la chanson d'Edith Piaff "Non, je ne regrette rien",
fit à la Prière universelle de l'Eucharistie, le 31 décembre 1994 – donc
quelques jours après la visite dramatique de la nuit de Noël: "Seigneur, fais-nous la grâce de mourir
sans haine au coeur."
L'inspiration de cette belle prière a été reprise dans le Testament de
Christian – document bien connu, qui restera sans doute l'une des plus belles
pages de la littérature chrétienne du 20ème siècle. Ce texte n'exprime d'ailleurs pas seulement
les sentiments de Christian, mais ceux de tous les frères. En réalité, à partir d'une première mouture
rédigée le 1er décembre 1993, il fut terminé le 1er janvier 1994. Entre ces deux dates, Christian le
retravailla et l'affina avec la participation de toute la communauté, ce qui
fait que c'est un document qui exprime non seulement ses sentiments personnels,
mais ceux de tous ses frères.
Des Hommes et des Dieux
On connaît bien le dernier paragraphe de ce Testament où Christian donne le titre d'ami à celui qui lui trancherait la gorge: "Et toi aussi, l'ami de la dernière minute, qui n'aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce MERCI, et cet "A-Dieu" en-visagé de toi. Et qu'il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux en paradis, s'il plaît à Dieu, notre Père à tous deux."
"Ceux-là doivent savoir que sera libérée ma plus lancinante curiosité – Voici que je pourrai, s'il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l'islam tels qu'il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences."
Il y a cependant un autre paragraphe, au milieu du texte, qui est encore d'une plus grande profondeur mystique. Faisant allusion à ceux qui le trouvaient naïfs dans son estime de l'Islam et sa volonté de dialogue avec les Musulmans, il ajoutait:
"Ceux-là doivent savoir que sera libérée ma plus lancinante curiosité – Voici que je pourrai, s'il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l'islam tels qu'il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences."
Dans un
sublime raccourci, Christian ramène ensemble la théologie biblique et
patristique du rétablissement de la ressemblance divine et la préoccupation
qu'il partageait avec Claverie et qu'il puisait dans le message de Jésus: celle du respect des différences. Il disait d'ailleurs peu de temps avant sa
mort qu'un des motifs de demeurer sur place, en tant que Chrétien et européen,
était d'affirmer le droit du "petit peuple" local à sa propre
différence.
La
communion des moines de Tibhirine avec le peuple algérien continue au-delà de
leur mort. Les sept longs cercueils que
les cadets de l'armée algérienne portèrent – apparemment avec effort – dans
l'Église Notre-Dame d'Afrique le jour des funérailles, ne contenaient en
réalité chacun qu'une tête. Leurs corps,
qui n'ont pas été retrouvés, restent enfouis anonymement dans la terre
d'Algérie, en un endroit inconnu – du moins officiellement – avec des milliers
d'autres victimes tout aussi anonymes de la même violence contre laquelle leur
vie était un protestation évangélique.
Le pardon
donné d'avance par Christian et tous ses frères à ceux qui pourraient les
mettre à mort, aussi bien que celui donné par l'Ordre Cistercien et l'Église
d'Algérie au moment des funérailles ne doit pas être conçu comme une
acceptation tacite et tranquille de la violence dont ces témoins furent
victimes. Ce pardon ne dispense personne
de faire la lumière sur toutes les circonstances de cette tragédie. Personnellement, je veux bien, par fidélité
au témoignage de Christian, Luc, Bruno, Michel, Célestin, Paul et Christophe,
pardonner à ceux qui les ont éliminés et à ceux qui ont tranché leurs
têtes, mais, même sans avoir l'ardeur
mystique de Christian, je voudrais bien savoir sur quels visages tourmentés je
dois reconnaître l'image de Dieu.
Avec
l'admirable texte de Christian, nous pouvons clore notre présentation sur les
martyrs d'Algérie. Le moment ultime de
leur témoignage s'est situé dans une période extrêmement douloureuse et confuse
de l'histoire de l'Algérie. Un procès de
canonisation en bonne et due forme qui, selon les normes en vigueur de la
Congrégation pour les Causes des Saints, supposeraient une connaissance
approfondie et minutieuse des circonstances de leur mort et des motifs de leurs
aggresseurs s'avérerait probablement impossible dans les circonstances
présentes. En effet, aucune enquête judiciaire n'a permis de déterminer avec
certitude comment se sont passés les faits, ainsi que l'identité des assassins
et de leurs mandants ni d'affirmer avec certitude dans quelle mesure les motifs
de ceux-ci étaient explicitement religieux.
Cela reste secondaire, cependant, car ils ont tous été témoins (martyrs)
par leur vie avant de l'être par leur mort; et leur mort, à n'en pas douter, a
été une conséquence de ce qu'ils avaient vécu. Elle a été provoquée par une
attitude évangélique dans des situations de violence lucidement perçues et
analysées à la lumière de la foi. Si une
lecture purement politique de leur vie et de leur mort serait une erreur
manifeste, une lecture purement spirituelle qui ignorerait le courage et la
lucidité avec lesquels ils se sont impliqués dans des situations concrètes,
outre que d'être naïve, viderait le sens de leur message. N'en fut-il pas de même de la mort du Christ?
Scourmont, 24 novembre 2000
En la fête des Martyrs de Corée Armand VEILLEUX
Document d'investigation
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