BENOÎT XVI
Les voyages de saint Paul
Chers frères et sœurs,
Dans la dernière catéchèse avant
les vacances - il y a deux mois, au début de juillet - j'avais commencé une
nouvelle série de thématiques à l'occasion de l'année paulinienne, en
considérant le monde dans lequel vécut saint Paul. Je voudrais aujourd'hui reprendre
et continuer la réflexion sur l'apôtre des nations, en proposant une brève
biographie. Etant donné que nous consacrerons mercredi prochain à l'événement
extraordinaire qui eut lieu sur la route de Damas, la conversion de Paul,
tournant fondamental de son existence à la suite de sa rencontre avec le
Christ, nous nous arrêtons aujourd'hui brièvement sur l'ensemble de sa vie. Les
informations sur la vie de Paul se trouvent respectivement dans la Lettre à
Philémon, dans laquelle il se déclare "vieux" (Fm 9: Presbytes) et dans les Actes des Apôtres, qui
au moment de la lapidation d'Etienne le qualifient de "jeune" (7,
58: neanías). Les deux désignations sont
évidemment génériques, mais, selon la manière antique de calculer l'âge d'un
homme, l'homme autour de trente ans était qualifié de "jeune", alors
que celui qui arrivait à soixante ans était appelé
"vieux". En termes absolus la date de la naissance de Paul dépend en
grande partie de la datation de la Lettre à Philémon. Traditionnellement sa
rédaction est datée de son emprisonnement à Rome, au milieu des années
soixante. Paul serait né en l'an 8, donc il aurait eu plus ou moins soixante
ans, alors qu'au moment de la lapidation d'Etienne il en avait trente. Telle
devrait être la chronologie exacte. Et la célébration de l'année paulinienne en
cours suit cette chronologie. L'année 2008 a été choisie en pensant à la
naissance autour de l'an 8.
Il naquit en tous les cas à
Tarse, en Cilicie (cf. Ac 22, 3). La ville était le chef-lieu administratif de
la région et, en 51 av. J.C., son proconsul n'avait été autre que Marc Tullius
Cicéron, alors que dix ans plus tard, en 41, Tarse avait été le lieu de la
première rencontre entre Marc Antoine et Cléopâtre. Juif de la diaspora, il
parlait grec tout en ayant un nom d'origine latine, qui dérive par ailleurs par
assonance du nom originel hébreu Saul/Saulos, et il avait reçu la citoyenneté
romaine (cf. Ac 22, 25-28). Paul apparaît donc se situer à la frontière de
trois cultures différentes - romaine, grecque et juive - et peut-être est-ce
aussi pour cela qu'il était disponible à des ouvertures universelles fécondes,
à une médiation entre les cultures, à une véritable universalité. Il apprit
également un travail manuel, peut-être transmis par son père, qui consistait dans
le métier de "fabricant de tentes" (cf. Ac 18, 3: skenopoiòs), qu'il faut comprendre
probablement comme tisseur de laine brute de chèvre ou de fibres de lin pour en
faire des nattes ou des tentes (cf. Ac 20, 33-35). Vers 12 ou 13 ans, l'âge
auquel un jeune garçon juif devient bar mitzvà ("fils du précepte"),
Paul quitta Tarse et s'installa à Jérusalem pour recevoir l'enseignement du
rabbin Gamaliel l'Ancien, neveu du grand rabbin Hillèl, selon les règles les
plus rigides du pharisianisme et acquérant une grand dévotion pour la Toràh
mosaïque (cf. Ga 1, 14; Ph 3, 5-6; Ac 22, 3; 23, 6; 26, 5).
Sur la base de cette profonde
orthodoxie, qu'il avait apprise à l'école de Hillèl à Jérusalem, il entrevit
dans le nouveau mouvement qui se réclamait de Jésus de Nazareth un risque, une
menace pour l'identité juive, pour la vraie orthodoxie des pères. Cela explique
le fait qu'il ait "fièrement persécuté l'Eglise de Dieu", comme il
l'admet à trois reprises dans ses lettres ( 1 Co 15, 9; Ga 1, 13; Ph 3, 6).
Même s'il n'est pas facile de s'imaginer concrètement en quoi consista cette
persécution, son attitude fut cependant d'intolérance. C'est ici que se situe
l'événement de Damas, sur lequel nous reviendrons dans la prochaine catéchèse.
Il est certain qu'à partir de ce moment sa vie changea et qu'il devint un
apôtre inlassable de l'Evangile. De fait, Paul passa à l'histoire davantage
pour ce qu'il fit en tant que chrétien, ou mieux en tant qu'apôtre, qu'en tant
que pharisien. On divise traditionnellement son activité apostolique sur la
base de ses trois voyages missionnaires, auxquels s'ajoute le quatrième
lorsqu'il se rendit à Rome en tant que prisonnier. Ils sont tous racontés par
Luc dans les Actes. A propos des trois voyages missionnaires, il faut cependant
distinguer le premier des deux autres.
En effet, Paul n'eut pas la
responsabilité directe du premier (cf. Ac 13, 14), qui fut en revanche confié
au chypriote Barnabé. Ils partirent ensemble d'Antioche sur l'Oronte, envoyés
par cette Eglise (cf. Ac 13, 1-3), et, après avoir pris la mer du port de
Séleucie sur la côte syrienne, ils traversèrent l'île de Chypre de Salamine à
Paphos; de là ils parvinrent sur les côtes méridionales de l'Anatolie,
l'actuelle Turquie, et arrivèrent dans les villes d'Attalìa, de Pergè en Pamphylie,
d'Antioche de Pisidie, d'Iconium, de Lystres et Derbé, d'où ils revinrent à
leur point de départ. C'est ainsi que naquit l'Eglise des peuples, l'Eglise des
païens. Et entre temps, en particulier à Jérusalem, une âpre discussion était
née pour savoir jusqu'à quel point ces chrétiens provenant du paganisme étaient
obligés d'entrer également dans la vie et dans la loi d'Israël (diverses
observances et prescriptions qui séparaient Israël du reste du monde) pour
faire réellement partie des promesses des prophètes et pour entrer
effectivement dans l'héritage d'Israël. Pour résoudre ce problème fondamental
pour la naissance de l'Eglise future, ce que l'on appelle le Concile des
apôtres se réunit à Jérusalem pour trancher sur ce problème dont dépendait la
naissance effective d'une Eglise universelle. Et il fut décidé de ne pas
imposer aux païens convertis l'observance de la loi mosaïque (cf. Ac 15, 6,
30): c'est-à-dire qu'ils n'étaient pas
obligés de se conformer aux prescriptions du judaïsme; la seule nécessité était
d'appartenir au Christ, de vivre avec le Christ et selon ses paroles. Ainsi,
appartenant au Christ, ils appartenaient aussi à Abraham, à Dieu et faisaient
partie de toutes les promesses. Après cet événement décisif Paul se sépara de
Barnabé; il choisit Silas et commença son deuxième voyage missionnaire (cf. Ac
15, 36-18, 22). Ayant dépassé la Syrie et la Cilicie, il revit la ville de
Lystres, où il accueillit Timothée (figure très importante de l'Eglise
naissante, fils d'une juive et d'un païen), et il le fit circoncire; il
traversa l'Anatolie centrale et rejoint la ville de Troas sur la côte nord de
la mer Egée. C'est là qu'eut à nouveau lieu un événement important: il vit en rêve un macédonien de l'autre côté
de la mer, c'est-à-dire en Europe, qui disait "Viens et aide-nous!".
C'était la future Europe qui demandait l'aide et la lumière de l'Evangile. De
là il prit la mer pour la Macédoine, entrant ainsi en Europe. Ayant débarqué à
Neapoli, il arriva à Philippes, où il fonda une belle communauté, puis il passa
ensuite à Thessalonique, et, ayant quitté ce lieu à la suite de difficultés
créés par les juifs, il passa par Bérée, parvint à Athènes.
Dans cette capitale de l'antique
culture grecque il prêcha d'abord dans l'Agorà, puis dans l'Aréopage aux païens
et aux grecs. Et le discours de l'aréopage rapporté dans les Actes des apôtres
est le modèle de la manière de traduire l'Evangile dans la culture grecque, de
la manière de faire comprendre aux grecs que ce Dieu des chrétiens, des juifs,
n'était pas un Dieu étranger à leur culture mais le Dieu inconnu qu'ils
attendaient, la vraie réponse aux questions les plus profondes de leur culture.
Puis d'Athènes il arriva à Corinthe, où il s'arrêta une année et demi. Et nous
avons ici un événement chronologiquement très sûr, le plus sûr de toute sa
biographie, parce que durant ce premier séjour à Corinthe il dut se présenter
devant le gouverneur de la province
sénatoriale d'Achaïe, le proconsul Gallion, accusé de culte illégitime.
A propos de Gallion et de son époque à Corinthe il existe une inscription
antique retrouvée à Delphes, où il est dit qu'il était proconsul à Corinthe de
l'an 51 à l'an 53. Nous avons donc une date absolument certaine. Le séjour de
Paul à Corinthe se déroula dans ces années-là. Par conséquent nous pouvons
supposer qu'il est arrivé plus ou moins en 50 et qu'il est resté jusqu'en 52.
Puis de Corinthe en passant par Cencrées, port oriental de la ville, il se
dirigea vers la Palestine rejoignant Césarée maritime, de là il remonta à Jérusalem
pour revenir ensuite à Antioche sur l'Oronte.
Le troisième voyage missionnaire
(cf. Ac 18, 23-21, 16) commença comme toujours par Antioche, qui était devenue
le point de départ de l'Eglise des païens, de la mission aux païens, et c'était
aussi le lieu où naquit le terme "chrétiens". Là pour la première
fois, nous dit saint Luc, les disciples de Jésus furent appelés
"chrétiens". De là Paul alla directement à Ephèse, capitale de la
province d'Asie, où il séjourna pendant deux ans, exerçant un ministère qui eut
de fécondes répercussions sur la région. D'Ephèse Paul écrivit les lettres aux
Thessaloniciens et aux Corinthiens. La population de la ville fut cependant
soulevée contre lui par les orfèvres locaux, qui voyaient diminuer leurs
entrées en raison de l'affaiblissement du culte d'Artémis (le temple qui lui
était dédié à Ephèse, l'Artemysion, était l'une des sept merveilles du monde
antique); il dut donc fuir vers le nord. Ayant retraversé la Macédoine, il
descendit de nouveau en Grèce, probablement à Corinthe, où il resta trois mois
et écrivit la célèbre Lettre aux Romains.
De là il revint sur ses pas: il repassa par la Macédoine, rejoignit Troas
en bateau et, ensuite, touchant à peine les îles de Mytilène, Chios, et Samos,
il parvint à Milet où il tint un discours important aux Anciens de l'Eglise
d'Ephèse, traçant un portrait du vrai pasteur de l'Eglise: cf. Ac 20. Il repartit de là en voguant vers
Tyr, d'où il rejoint Césarée Maritime pour remonter encore une fois vers
Jérusalem. Il y fut arrêté à cause d'un malentendu: plusieurs juifs avaient pris pour des païens
d'autres juifs d'origine grecque, introduits par Paul dans l'aire du temple
réservée uniquement aux Israélites. La condamnation à mort prévue lui fut
épargnée grâce à l'intervention du tribun romain de garde dans l'aire du temple
(cf. Ac 21, 27-36); cet événement eut lieu alors qu'Antoine Félix était
gouverneur impérial en Judée. Après une période d'emprisonnement (dont la durée
est discutée), et Paul ayant fait appel à César (qui était alors Néron) en tant que citoyen
romain, le gouverneur suivant Porcius Festus l'envoya à Rome sous surveillance
militaire.
Le voyage vers Rome aborda les
îles méditerranéennes de Crète et Malte, et ensuite les villes de Syracuse,
Reggio Calabria et Pozzuoli. Les chrétiens de Rome allèrent à sa rencontre sur
la via Appia jusqu'au forum d'Appius (environ à 70km au sud de la capitale) et
d'autres jusqu'aux Tre Taverne (environ 40km). A Rome, il rencontra les
délégués de la communauté juive, à qui il confia que c'était à cause de
"l'espérance d'Israël" qu'il portait ces chaînes (cf. Ac 28, 20).
Mais le récit de Luc se termine sur la mention de deux années passées à Rome
sous une légère surveillance militaire, sans mentionner aucune sentence de
César (Néron) pas plus que la mort de l'accusé. Des traditions successives
parlent de sa libération, qui aurait permis un voyage missionnaire en Espagne,
ainsi qu'un passage en Orient et spécifiquement à Crète, à Ephèse et à
Nicopolis en Epire. Toujours sur une base hypothétique, on parle d'une nouvelle
arrestation et d'un deuxième emprisonnement à Rome (d'où il aurait écrit les
trois Lettres appelés pastorales, c'est-à-dire les deux Lettres à Timothée et
celle à Tite) avec un deuxième procès, qui lui aurait été défavorable.
Toutefois, une série de motifs pousse de nombreux spécialistes de saint Paul à
terminer la biographie de l'apôtre par le récit des Actes de Luc.
Nous reviendrons plus avant sur
son martyre dans le cycle de nos catéchèses. Il est pour le moment suffisant
dans cette brève revue des voyages de Paul de prendre acte de la façon dont il
s'est consacré à l'annonce de l'Evangile sans épargner ses énergies, en
affrontant une série d'épreuves difficiles, dont il nous a laissé la liste dans
la deuxième Lettre aux Corinthiens (cf. 11, 21-28). Du reste, c'est lui qui
écrit: "Je le fais à cause de
l'Evangile" (1 Co 9, 23), exerçant avec une générosité absolue ce qu'il
appelle le "souci de toutes les Eglises" (2 Co 11, 28). Nous voyons
un engagement qui ne s'explique que par une âme réellement fascinée par la
lumière de l'Evangile, amoureuse du Christ, une âme soutenue par une conviction
profonde: il est nécessaire d'apporter
au monde la lumière du Christ, d'annoncer l'Evangile à tous. Tel est, me
semble-t-il, ce qui reste de cette brève revue des voyages de saint Paul: sa passion pour l'Evangile, avoir ainsi
l'intuition de la grandeur, de la beauté
et même de la nécessité profonde de l'Evangile pour nous tous. Prions afin que
le Seigneur qui a fait voir à Paul sa lumière, lui a fait entendre sa Parole, a
touché intimement son cœur, nous fasse également voir sa lumière, pour que
notre cœur aussi soit touché par sa Parole et que nous puissions ainsi donner
nous aussi au monde d'aujourd'hui, qui en a soif, la lumière de l'Evangile et
la vérité du Christ.
BENOÎT XVI
L'Apôtre Paul, un maître pour
notre temps
Chers frères et sœurs,
Je voudrais entamer aujourd'hui
un nouveau cycle de catéchèses, dédié au grand Apôtre saint Paul. C'est à lui,
comme vous le savez, qu'est consacrée cette année qui s'étend de la fête
liturgique des saints Pierre et Paul du 29 juin 2008 jusqu'à la même fête de
2009. L'apôtre Paul, figure extraordinaire et presque inimitable, mais pourtant
stimulante, se présente à nous comme un exemple de dévouement total au Seigneur
et à son Eglise, ainsi que de grande ouverture à l'humanité et à ses cultures.
Il est donc juste que nous lui réservions une place particulière, non seulement
dans notre vénération, mais également dans l'effort de comprendre ce qu'il a à
nous dire à nous aussi, chrétiens d'aujourd'hui. Au cours de cette première
rencontre, nous voulons nous arrêter pour prendre en considération le milieu
dans lequel il vécut et œuvra. Un thème de ce genre semblerait nous conduire
loin de notre époque, vu que nous devons nous replacer dans le monde d'il y a
deux mille ans. Mais toutefois cela n'est vrai qu'en apparence et seulement en
partie, car nous pourrons constater que, sous divers aspects, le contexte
socio-culturel d'aujourd'hui ne diffère pas beaucoup de celui de l'époque.
Un facteur primordial et
fondamental qu'il faut garder à l'esprit est le rapport entre le milieu dans
lequel Paul naît et se développe et le contexte global dans lequel il s'inscrit
par la suite. Il provient d'une culture bien précise et circonscrite,
certainement minoritaire, qui est celle du peuple d'Israël et de sa tradition.
Dans le monde antique et particulièrement au sein de l'empire romain, comme
nous l'enseignent les spécialistes en la matière, les juifs devaient
correspondre à environ 10% de la population totale; mais ici à Rome, vers la
moitié du I siècle, leur nombre était encore plus faible, atteignant au maximum
3% des habitants de la ville. Leurs croyances et leur style de vie, comme cela
arrive encore aujourd'hui, les différenciaient nettement du milieu environnant;
et cela pouvait avoir deux résultats: ou
la dérision, qui pouvait conduire à l'intolérance, ou bien l'admiration, qui
s'exprimait sous diverses formes de sympathie comme dans le cas des
"craignants Dieu" ou des "prosélytes", païens qui
s'associaient à la Synanogue et
partageaient la foi dans le Dieu d'Israël. Comme exemples concrets de cette
double attitude nous pouvons citer, d'une part, le jugement lapidaire d'un
orateur tel que Cicéron, qui méprisait leur religion et même la ville de
Jérusalem (cf. Pro Flacco, 66-69) et, de l'autre, l'attitude de la femme de Néron,
Popée, qui est rappelée par Flavius Josèphe comme "sympathisante" des
Juifs (cf. Antiquités juives 20, 195.252; Vie 16), sans oublier que Jules César
leur avait déjà officiellement reconnu des droits particuliers qui nous ont été
transmis par l'historien juif Flavius Josèphe (cf. ibid. 4, 200-216). Il est
certain que le nombre de juifs, comme du reste c'est le cas aujourd'hui, était
beaucoup plus important en dehors de la terre d'Israël, c'est-à-dire dans la
diaspora, que sur le territoire que les autres appelaient Palestine.
Il n'est donc pas étonnant que
Paul lui-même ait été l'objet de la double évaluation, opposée, que nous avons
évoquée. Une chose est certaine: le
particularisme de la culture et de la religion juive trouvait sans difficulté
place au sein d'une institution aussi omniprésente que l'était l'empire romain.
Plus difficile et plus compliquée sera la position du groupe de ceux, juifs ou
païens, qui adhéreront avec foi à la personne de Jésus de Nazareth, dans la
mesure où ceux-ci se distingueront aussi bien du judaïsme que du paganisme
régnant. Quoi qu'il en soit, deux facteurs favorisèrent l'engagement de Paul.
Le premier fut la culture grecque ou plutôt hellénistique, qui après Alexandre
le Grand était devenue le patrimoine commun de l'ouest méditerranéen et du
Moyen-Orient, tout en intégrant en elle de nombreux éléments des cultures de
peuples traditionnellement jugés barbares. A cet égard, l'un des écrivains de
l'époque affirme qu'Alexandre "ordonna que tous considèrent comme patrie
l'œkoumène tout entier... et que le Grec et le Barbare ne se différencient
plus" (Plutarque De Alexandri Magni fortuna aut virtute, 6.8). Le deuxième
facteur fut la structure politique et administrative de l'empire romain, qui
garantissait la paix et la stabilité de la Britannia jusqu'à l'Egypte du sud,
unifiant un territoire aux dimensions jamais vues auparavant. Dans cet espace,
il était possible de se déplacer avec une liberté et une sécurité suffisantes,
en profitant, entre autres, d'un système routier extraordinaire, et en trouvant
en chaque lieu d'arrivée des caractéristiques culturelles de base qui, sans
aller au détriment des valeurs locales, représentaient cependant un tissu
commun d'unification vraiment super partes, si bien que le philosophe juif Philon
d'Alexandrie, contemporain de Paul, loue l'empereur Auguste car "il a
composé en harmonie tous les peuples sauvages... en se faisant le gardien de la
paix" (Legatio ad Caium, 146-147).
La vision universaliste typique
de la personnalité de saint Paul, tout au moins du Paul chrétien après
l'événement du chemin de Damas, doit certainement son impulsion de base à la
foi en Jésus Christ, dans la mesure où la figure du Ressuscité se place
désormais au-delà de toute limitation particulariste; en effet, pour l'apôtre
"il n'y a plus ni juif ni païen, il n'y a plus esclave ni homme libre, il
n'y a plus l'homme et la femme, car tous vous ne faites plus qu'un dans le
Christ Jésus" (Ga 3, 28). Toutefois, la situation historique et culturelle
de son époque et de son milieu ne peut elle aussi qu'avoir influencé ses choix
et son engagement. Certains ont défini Paul comme l'"homme des trois
cultures", en tenant compte de son origine juive, de sa langue grecque, et
de sa prérogative de "civis romanus", comme l'atteste également le
nom d'origine latine. Il faut en particulier rappeler la philosophie
stoïcienne, qui dominait à l'époque
de Paul et qui
influença, même si c'est de manière marginale, également le christianisme. A ce
propos, nous ne pouvons manquer de citer plusieurs noms de philosophes
stoïciens comme Zénon et Cléanthe, et ensuite ceux chronologiquement plus
proches de Paul comme Sénèque, Musonius et Epictète: on trouve chez eux des valeurs très élevées
d'humanité et de sagesse, qui seront naturellement accueillies par le
christianisme. Comme l'écrit très justement un chercheur dans ce domaine,
"la Stoa... annonça un nouvel idéal, qui imposait en effet des devoirs à
l'homme envers ses semblables, mais qui dans le même temps le libérait de tous
les liens physiques et nationaux et en faisait un être purement spirituel"
(M. Pohlenz, La Stoa, I, Florence 1978, pp. 565sq). Que l'on pense, par
exemple, à la doctrine de l'univers entendu comme un unique grand corps
harmonieux, et en conséquence à la doctrine de l'égalité entre tous les hommes
sans distinctions sociales, à l'équivalence tout au moins de principe entre
l'homme et la femme, et ensuite à l'idéal de la frugalité, de la juste mesure
et de la maîtrise de soi pour éviter tout excès. Lorsque Paul écrit aux Philippiens: "Tout ce qui est vrai et noble, tout ce
qui est juste et pur, tout ce qui est digne d'être aimé et honoré, tout ce qui
s'appelle vertu et qui mérite des éloges,
tout cela, prenez-le à votre
compte" (Ph 4, 8), il ne fait que reprendre une conception typiquement
humaniste propre à cette sagesse philosophique.
A l'époque de saint Paul, était
également en cours une crise de la religion traditionnelle, tout au moins dans
ses aspects mythologiques et également civiques. Après que Lucrèce, déjà un siècle
auparavant, avait de manière polémique affirmé que "la religion a conduit
à tant de méfaits" (De rerum natura, 1, 101), un philosophe comme Sénèque,
en allant bien au-delà de tout ritualisme extérieur, enseignait que "Dieu
est proche de toi, il est avec toi, il est en toi" (Lettres à Lucilius,
41, 1). De même, quand Paul s'adresse à un auditoire de philosophes épicuriens
et stoïciens dans l'Aréopage d'Athènes, il dit textuellement que "Dieu...
n'habite pas les temples construits par l'homme... En effet, c'est en lui qu'il
nous est donné de vivre, de nous mouvoir, d'exister" (Ac 17, 24.28). Avec
ces termes, il fait certainement écho à la foi juive dans un Dieu qui n'est pas
représentable en termes anthropomorphiques, mais il se place également sur une
longueur d'onde religieuse que ses auditeurs connaissaient bien. Nous devons,
en outre, tenir compte du fait que de nombreux cultes païens n'utilisaient pas
les temples officiels de la ville, et se déroulaient dans des lieux privés qui
favorisaient l'initiation des adeptes. Cela ne constituait donc pas un motif
d'étonnement si les réunions chrétiennes (les ekklesíai), comme nous
l'attestent en particulier les lettres pauliniennes, avaient lieu dans des
maisons privées. A cette époque, du reste, il n'existait encore aucun édifice
public. Les réunions des chrétiens devaient donc apparaître aux contemporains
comme une simple variante de leur pratique religieuse plus intime. Les
différences entre les cultes païens et le culte chrétien ne sont pourtant pas
de moindre importance et concernent aussi bien la conscience de l'identité des
participants que la participation en commun d'hommes et de femmes, la
célébration de la "cène du Seigneur" et la lecture des Ecritures.
En conclusion, de cette rapide
vue d'ensemble du milieu culturel du premier siècle de l'ère chrétienne il
ressort qu'il n'est pas possible de comprendre comme il se doit saint Paul sans
le placer sur la toile de fond, aussi bien juive que païenne, de son temps. De
cette manière, sa figure acquiert une force historique et idéale, en révélant à
la fois les points communs et l'originalité par rapport au milieu. Mais cela
vaut également pour la christianisme en général, dont l'apôtre Paul est un
paradigme de premier ordre, dont nous avons encore tous beaucoup à apprendre.
Tel est l'objectif de l'Année paulinienne:
apprendre de saint Paul, apprendre la foi, apprendre le Christ,
apprendre enfin la route d'une vie juste.
BENOÎT XVI
L'apostolat de saint Paul
Chers frères et sœurs,
Mercredi dernier, j'ai parlé du
grand tournant qui eut lieu dans la vie de saint Paul à la suite de sa
rencontre avec le Christ ressuscité. Jésus entra dans sa vie et le transforma
de persécuteur en apôtre. Cette rencontre marqua le début de sa mission: Paul ne pouvait pas continuer à vivre comme
avant, à présent il se sentait investi par le Seigneur de la mission d'annoncer
son Evangile en qualité d'apôtre. Et c'est précisément de cette nouvelle
condition de vie, c'est-à-dire d'être apôtre du Christ, que je voudrais vous
parler aujourd'hui. Normalement, en suivant les Evangiles, nous identifions les
Douze avec le titre d'apôtres, entendant ainsi indiquer ceux qui étaient les
compagnons de vie et les auditeurs de l'enseignement de Jésus. Mais Paul aussi
se sent un véritable apôtre et il apparaît donc clair que le concept paulinien
d'apostolat ne se limite pas au groupe des Douze. Naturellement Paul sait bien
distinguer son propre cas de celui de ceux "qui étaient Apôtres
avant" lui (Ga 1, 17): il leur
reconnaît une place toute particulière dans la vie de l'Eglise. Et pourtant,
comme chacun le sait, saint Paul s'interprète lui aussi comme Apôtre au sens
strict. Il est certain que, à l'époque des origines chrétiennes, personne ne
parcourut autant de kilomètres que lui, sur la terre et sur la mer, dans le
seul but d'annoncer l'Evangile.
Il possédait donc un concept
d'apostolat qui allait au-delà de celui lié uniquement au groupe des Douze et
transmis en particulier par saint Luc dans les Actes (cf. Ac 1,2.26; 6, 2). En
effet, dans la première Lettre aux Corinthiens Paul effectue une claire
distinction entre "les Douze" et "tous les apôtres",
mentionnés comme deux groupes différents de bénéficiaires des apparitions du
Ressuscité (cf. 15, 5.7). Dans ce même texte, il se nomme ensuite humblement
lui-même comme "le plus petit des Apôtres", se comparant même à un
avorton et affirmant textuellement:
"Je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, puisque j'ai persécuté
l'Eglise de Dieu. Mais ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et la
grâce dont il m'a comblé n'a pas été stérile. Je me suis donné de la peine plus
que tous les autres; à vrai dire ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec
moi" (1 Co 15, 9-10). La métaphore de l'avorton exprime une extrême
modestie; on la trouvera également dans la Lettre aux Romains de saint Ignace
d'Antioche: "Je suis le dernier de
tous, je suis un avorton; mais il me sera accordé d'être quelque chose, si je
rejoins Dieu" (9, 2). Ce que l'évêque d'Antioche dira à propos de son
martyre imminent, prévoyant que celui-ci transformerait sa condition
d'indignité, saint Paul le dit lui-même en relation avec son propre engagement
apostolique: c'est dans celui-ci que se
manifeste la fécondité de la grâce de Dieu, qui sait précisément transformer un
homme mal réussi en un apôtre splendide. De persécuteur à fondateur
d'Eglises: c'est ce qu'a fait Dieu chez
une personne qui, du point de vue évangélique, aurait pu être considérée comme
un rebut!
Qu'est-ce donc, selon la
conception de Paul, qui fait de lui et d'autres personnes des apôtres? Dans ses
Lettres apparaissent trois caractéristiques principales, qui constituent
l'apostolat. La première est d'avoir "vu le Seigneur" (cf. 1 Co 9,
1), c'est-à-dire d'avoir eu avec lui une rencontre déterminante pour sa propre
vie. De même, dans la Lettre aux Galates (cf. 1, 15-16) il dira qu'il a été
appelé, presque sélectionné par la grâce de Dieu avec la révélation de son Fils
en vue de l'heureuse annonce aux païens. En définitive, c'est le Seigneur qui
appelle à l'apostolat, et non la propre présomption. L'apôtre ne se fait pas
tout seul, mais il est fait tel par le Seigneur; l'apôtre a donc besoin de se
référer constamment au Seigneur. Ce n'est pas pour rien que Paul dit qu'il est
"apôtre par vocation" (Rm 1, 1), c'est-à-dire "envoyé non par
les hommes, ni par un intermédiaire humain, mais par Jésus Christ et par Dieu
le Père" (Ga 1, 1). Telle est la première caractéristique: avoir vu le Seigneur, avoir été appelé par
Lui
La deuxième caractéristique est
d'"avoir été envoyés". Le terme grec apóstolos signifie précisément
"envoyé, mandaté", c'est-à-dire ambassadeur et porteur d'un message;
il doit donc agir comme responsable et représentant d'un mandant. Et c'est pour
cela que Paul se définit "apôtre du Christ Jésus" (1 Co 1, 1; 2 Co 1,
1), c'est-à-dire son délégué, entièrement placé à son service, au point de
s'appeler également "serviteur de Jésus Christ" (Rm 1, 1). Encore une
fois apparaît au premier plan l'idée de l'initiative d'une autre personne,
celle de Dieu dans le Christ Jésus, à laquelle on doit une pleine obéissance;
mais il est en particulier souligné que l'on a reçu de lui une mission à
accomplir en son nom, en mettant absolument au deuxième plan tout intérêt
personnel.
La troisième condition est
l'exercice de l'"annonce de l'Evangile", avec la fondation
conséquente d'Eglises. En effet, le titre d'"apôtre" n'est pas et ne
peut pas être un titre honorifique. Il engage concrètement et même dramatiquement
toute l'existence du sujet concerné. Dans la première Lettre aux Corinthiens
Paul s'exclame: "Ne suis-je pas
apôtre? N'ai-je pas vu Jésus notre Seigneur? Et vous, n'êtes-vous pas mon œuvre
dans le Seigneur?" (9, 1). De même, dans la deuxième Lettre aux
Corinthiens il affirme: "C'est
vous-mêmes qui êtes ce document..., vous êtes ce document venant du Christ,
confié à notre ministère, écrit non pas avec de l'encre, mais avec l'Esprit du
Dieu vivant" (3, 2-3).
Il ne faut donc pas s'étonner si
saint Jean Chrysostome parle de Paul comme d'"une âme de diamant"
(Panégyriques, 1, 8), et poursuit en disant:
"De la même manière que le feu se renforce encore davantage en
prenant sur des matériaux différents..., la parole de Paul gagnait à sa propre
cause tous ceux avec qui il entrait en relation, et ceux qui lui faisaient la
guerre, capturés par ses discours, devenaient une nourriture pour ce feu
spirituel" (ibid. 7, 11). Cela explique pourquoi Paul définit les apôtres
comme des "collaborateurs de Dieu" (1 Co 3, 9; 2 Co 6, 1), dont la
grâce agit avec eux. Un élément typique du véritable apôtre, bien mis en
lumière par saint Paul, est une sorte d'identification entre Evangile et
évangélisateur, tous deux destinés au même sort. En effet, personne autant que
Paul n'a souligné que l'annonce de la croix du Christ apparaît comme
"scandale et folie" (1 Co 1, 23), à laquelle nombreux sont ceux qui
réagissent par l'incompréhension et le refus. L'apôtre Paul participe donc à ce
sort d'apparaître "scandale et folie" et il le sait: telle est l'expérience de sa vie. Il écrit
aux Corinthiens, non sans une nuance d'ironie:
"Mais nous les Apôtres, il me semble que Dieu a fait de nous les derniers
de tous, comme on expose des condamnés à mort, livrés en spectacle au monde
entier, aux anges et aux hommes. Nous passons pour des fous à cause du Christ,
et vous, pour des gens sensés dans le Christ; nous sommes faibles, et vous êtes
forts; vous êtes à l'honneur, et nous, dans le mépris. Maintenant encore, nous
avons faim, nous avons soif, nous n'avons pas de vêtements, nous sommes
maltraités, nous n'avons pas de domicile, nous peinons dur à travailler de nos
mains. Les gens nous insultent, nous les bénissons. Ils nous persécutent, nous
supportons. Ils nous calomnient, nous avons des paroles d'apaisement. Jusqu'à
maintenant, nous sommes pour ainsi dire les balayures du monde, le rebut de
l'humanité" (1 Co 4, 9-13). C'est un autoportrait de la vie apostolique de
saint Paul: dans toutes ces souffrances
prévaut la joie d'être le porteur de la bénédiction de Dieu et de la grâce de
l'Evangile
Paul partage par ailleurs avec la
philosophie stoïcienne de son temps l'idée d'une constance tenace face à toutes
les difficultés qui se présentent à lui; mais il dépasse la perspective
purement humaniste, rappelant la composante de l'amour de Dieu et du
Christ: "Qui pourra nous séparer de
l'amour du Christ? la détresse? l'angoisse? la persécution? la faim? le
dénuement? le danger? le supplice? L'Ecriture dit en effet: C'est pour toi qu'on nous massacre sans
arrêt, on nous prend pour des moutons d'abattoir. Oui, en tout cela nous sommes
les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés. J'en ai la
certitude: ni la mort ni la vie, ni les
esprits ni les puissances, ni le présent ni l'avenir, ni les astres, ni les
cieux, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de
l'amour de Dieu qui est en Jésus Christ notre Seigneur" (Rm 8, 35-39).
Telle est la certitude, la joie profonde qui guide l'apôtre Paul dans tous ces
événements: rien ne peut nous séparer de
l'amour de Dieu. Et cet amour est la véritable richesse de la vie humaine.
Comme on le voit, saint Paul
s'était donné à l'Evangile avec toute son existence; nous pourrions dire
vingt-quatre heures sur vingt-quatre! Et il accomplissait son ministère avec
fidélité et avec joie, "pour en sauver à tout prix quelques-uns" (1
Co 9, 22). Et il se situait à l'égard des Eglises, tout en sachant qu'il avait
avec elles une relation de paternité (cf. 1 Co 4, 15), voire de maternité (cf.
Ga 4, 19), dans une attitude de service complet, déclarant admirablement: "Il ne s'agit pas d'exercer un pouvoir
sur votre foi, mais de collaborer à votre joie" (2 Co 1, 24). Telle
demeure la mission de tous les apôtres du Christ à toutes les époques: être les collaborateurs de la joie véritable.
BENOÎT XVI
AUDIENCE GÉNÉRALE
Mercredi 22 octobre 2008
Le christocentrisme de saint Paul
Chers frères et sœurs,
Dans les catéchèses des semaines
dernières nous avons médité sur la "conversion" de saint Paul, fruit
de sa rencontre personnelle avec Jésus crucifié et ressuscité, et nous nous
sommes interrogés sur ce qu'a été la relation de l'apôtre des nations avec Jésus
terrestre. Aujourd'hui je voudrais parler de l'enseignement que saint Paul nous
a laissé sur le caractère central du Christ ressuscité dans le mystère du
salut, sur sa christologie. En vérité, Jésus Christ ressuscité, "exalté au
dessus de tous les noms", est au centre de toutes ses réflexions. Le
Christ est pour l'apôtre le critère d'évaluation des événements et des choses,
l'objectif de chaque effort qu'il accomplit pour annoncer l'Evangile, la grande
passion qui soutient ses pas sur les routes du monde. Et il s'agit d'un Christ
vivant, concret: le Christ - dit Paul -
"qui m'a aimé et qui s'est livré pour moi" (Ga 2, 20). Cette personne
qui m'aime, avec laquelle je peux parler, qui m'écoute et me répond, telle est
réellement le principe pour comprendre le monde et pour trouver le chemin dans
l'histoire.
Celui qui a lu les écrits de
saint Paul sait bien qu'il ne s'est pas soucié de rapporter chacun des faits
qui composent la vie de Jésus, même si nous pouvons penser que dans ses
catéchèses il a raconté bien davantage sur Jésus pré-pascal que ce qu'il écrit
dans les Lettres, qui sont des avertissements dans des situations précises. Son
intention pastorale et théologique visait à un tel point à l'édification des
communautés naissantes, qu'il concentrait spontanément tout dans l'annonce de
Jésus Christ comme "Seigneur" vivant aujourd'hui et présent
aujourd'hui parmi les siens. D'où le caractère essentiel de la christologie
paulinienne, qui développe les profondeurs du mystère avec un souci constant et
précis: annoncer, bien sûr, Jésus
vivant, son enseignement, mais annoncer surtout la réalité centrale de sa mort
et de sa résurrection, comme sommet de son existence terrestre et racine du
développement successif de toute la foi chrétienne, de toute la réalité de
l'Eglise. Pour l'apôtre, la résurrection n'est pas un événement isolé, séparé
de la mort: le Ressuscité est toujours
celui qui, auparavant, a été crucifié. Même ressuscité il porte ses blessures: la passion est présente en Lui et l'on peut
dire avec Pascal qu'il est souffrant jusqu'à la fin du monde, tout en étant
ressuscité et en vivant avec nous et pour nous. Cette identité du Ressuscité
avec le Christ crucifié, Paul l'avait compris lors de la rencontre sur le
chemin de Damas: à cet instant-là, lui avait
été clairement révélé que le Crucifié est le Ressuscité et que le Ressuscité
est le Crucifié, qui dit à Paul:
"Pourquoi me persécutes-tu?" (Ac 9, 4). Paul persécute le
Christ dans l'Eglise et comprend alors que la croix est une "une
malédiction de Dieu" (Dt 21, 23), mais un sacrifice pour notre rédemption.
L'apôtre contemple avec
fascination le secret caché du Crucifié-ressuscité et, à travers les
souffrances vécues par le Christ dans son humanité (dimension terrestre), il
remonte à cette existence éternelle dans laquelle Il ne fait qu'un avec le Père
(dimension pré-temporelle): "Mais
lorsque les temps furent accomplis - écrit-il -, Dieu a envoyé son Fils; il est
né d'une femme, il a été sous la domination de la loi de Moïse pour racheter
ceux qui étaient sous la domination de la Loi et pour faire de nous des
fils" (Ga 4, 4-5). Ces deux dimensions, la préexistence éternelle auprès
du Père et la descente du Seigneur dans l'incarnation, s'annoncent déjà dans
l'Ancien Testament, dans la figure de la Sagesse. Nous trouvons dans les Livres
sapientiaux de l'Ancien Testament certains textes qui exaltent le rôle de la
Sagesse préexistante à la création du monde. C'est dans ce sens que doivent
être lus des passages comme celui du Psaume 90:
"Avant que naissent les montagnes, que tu enfantes la terre et le
monde, de toujours à toujours, toi, tu es Dieu" (v. 2); ou des passages
comme celui qui parle de la Sagesse créatrice:
"Yahvé m'a créée, prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus
anciennes. Dès l'éternité je fus établie, dès le principe, avant l'origine de
la terre" (Pr 8, 22-23). L'éloge de la Sagesse, contenu dans le livre
homonyme, est également suggestif:
"Elle s'étend avec force d'un bout du monde à l'autre et elle
gouverne l'univers pour son bien" (Sg 8, 1).
Ces mêmes textes sapientiaux qui
parlent de la préexistence éternelle de la Sagesse, parlent également de la
descente, de l'abaissement de cette Sagesse, qui s'est créée une tente parmi
les hommes. Nous entendons ainsi déjà résonner les paroles de l'évangile de
Jean qui parle de la tente de la chair du Seigneur. Elle s'est créé une tente
dans l'Ancien Testament: là est indiqué
le temple, le culte selon la "Torah"; mais du point de vue du Nouveau
Testament nous pouvons dire que celle-ci n'était qu'une préfiguration de la
tente bien plus réelle et significative:
la tente de la chair du Christ. Et nous voyons déjà dans les Livres de
l'Ancien Testament que cet abaissement de la Sagesse, sa descente dans la chair,
implique également la possibilité qu'elle soit refusée. Saint Paul, en
développant sa christologie, fait précisément référence à cette perspective
sapientielle: il reconnaît en Jésus la
sagesse éternelle existant depuis toujours, la sagesse qui descend et se crée
une tente parmi nous et ainsi il peut décrire le Christ, comme "puissance
et sagesse de Dieu", il peut dire que le Christ est devenu pour nous
"par lui [Dieu] notre sagesse, pour être notre justice, notre
sanctification, notre rédemption" (1 Co 1, 24.30). De même, Paul explique
que le Christ, de même que la Sagesse, peut être refusé en particulier par les
dominateurs de ce monde (cf. 1 Co 2, 6-9), si bien que dans les desseins de
Dieu peut se créer une situation paradoxale, la croix, qui se retournera en
chemin de salut pour tout le genre humain.
Un développement ultérieur de ce
cycle sapientiel, qui voit la Sagesse s'abaisser pour ensuite être exaltée
malgré le refus qu'on peut lui opposer, se trouve dans le célèbre hymne contenu
dans la Lettre aux Philippiens (cf. 2, 6-11). Il s'agit de l'un des textes les
plus élevés de tout le Nouveau Testament. La plus grande majorité des exégètes
s'accordent désormais à considérer que ce passage reproduit une composition
antérieure au texte de la Lettre aux Philippiens. Il s'agit d'une donnée très
importante, car cela signifie que le judéo-christianisme, avant saint Paul,
croyait dans la divinité de Jésus. En d'autres termes, la foi dans la divinité
de Jésus n'est pas une invention hellénistique, apparue bien après la vie
terrestre de Jésus, une invention qui, oubliant son humanité, l'aurait
divinisé; nous voyons en réalité que le premier judéo-christianisme croyait en
la divinité de Jésus, et nous pouvons même dire que les Apôtres eux-mêmes, dans
les grands moments de la vie de leur Maître, ont compris qu'Il était le Fils de
Dieu, comme le dit saint Pierre à Césarée de Philippes: "Tu es le Christ, le Fils du Dieu
vivant" (Mt 16, 16). Mais revenons à l'hymne de la Lettre aux Philippiens.
La structure de ce texte peut être articulée en trois strophes, qui illustrent
les moments principaux du parcours accompli par le Christ. Sa préexistence est
exprimée par les paroles: "lui qui
était dans la condition de Dieu, il n'a pas jugé bon de revendiquer son droit
d'être traité à l'égal de Dieu" (v. 6); suit alors l'abaissement
volontaire du Fils dans la deuxième strophe:
"mais au contraire, il se dépouilla lui-même en prenant la
condition de serviteur" (v. 7), jusqu'à s'humilier lui-même "en
devenant obéissant jusqu'à mourir, et à mourir sur une croix" (v. 8). La
troisième strophe de l'hymne annonce la réponse du Père à l'humiliation du
Fils: "C'est pourquoi Dieu l'a
élevé au-dessus de tout; il lui a conféré le nom qui surpasse tous les
noms" (v. 9). Ce qui frappe est le contraste entre l'abaissement radical
et la glorification successive dans la gloire de Dieu. Il est évident que cette
seconde strophe est en opposition avec la prétention d'Adam qui voulait
lui-même se faire Dieu, est en opposition également avec le geste des
bâtisseurs de la tour de Babel qui voulaient édifier seuls le pont vers le ciel
et devenir eux-mêmes des divinités. Mais cette initiative de l'orgueil s'acheva
dans l'autodestruction: ce n'est pas
ainsi que l'on arrive au ciel, au bonheur véritable, à Dieu. Le geste du Fils
de Dieu est exactement le contraire: non
l'orgueil, mais l'humilité, qui est la réalisation de l'amour et l'amour est
divin. L'initiative d'abaissement, d'humilité radicale du Christ, à laquelle
s'oppose l'orgueil humain, est réellement l'expression de l'amour divin;
celle-ci est suivie par cette élévation au ciel vers laquelle Dieu nous attire
avec son amour.
Outre la Lettre aux Philippiens,
il y a d'autres passages de la littérature paulinienne où les thèmes de la
préexistence et de la descente du Fils de Dieu sur la terre sont reliés entre
eux. Une réaffirmation de l'assimilation entre Sagesse et Christ, avec toutes
les conséquences cosmiques et anthropologiques qui en découlent, se retrouve
dans la première Lettre à Timothée:
"C'est le Christ manifesté dans la chair, justifié par l'Esprit,
apparu aux anges, proclamé chez les païens, accueilli dans le monde par la foi,
enlevé au ciel dans la gloire" (3, 16). C'est surtout sur ces prémisses
que l'on peut mieux définir la fonction du Christ comme Médiateur unique, avec
en toile de fond l'unique Dieu de l'Ancien Testament (cf. 1 Tm 2, 5 en relation
avec Is 43, 10-11; 44, 6). C'est le Christ le vrai pont qui nous conduit au
ciel, à la communion avec Dieu.
Et enfin quelques mots sur les
derniers développements de la christologie de saint Paul dans les Lettres aux
Colossiens et aux Ephésiens. Dans la première, le Christ est qualifié de: "Premier né par rapport à toutes les
créatures" (1, 15-20). Ce terme de "Premier né" implique que le
premier parmi tant de fils, le premier parmi tant de frères et de sœurs est
descendu pour nous attirer à lui et faire de nous ses frères et sœurs. Dans la
Lettre aux Ephésiens nous trouvons une belle présentation du plan divin du
salut, lorsque Paul dit que dans le Christ Dieu voulait récapituler toute chose
(cf. Ep 1, 23). Le Christ est la récapitulation de toutes les choses, il résume
toutes choses et nous guide vers Dieu. Et ainsi il nous implique dans un
mouvement de descente et de montée, en nous invitant à participer à son humilité,
c'est-à-dire à son amour envers le prochain, pour participer ainsi également de
sa glorification en devenant comme lui fils dans le Fils. Prions le Seigneur
afin qu'il nous aide à nous conformer à son humilité, à son amour, pour qu'il
nous soit ainsi permis de participer de sa divinisation.
BENOÎT XVI
AUDIENCE GÉNÉRALE
Mercredi 5 novembre 2008
L'importance de la christologie
L'importance décisive de la résurrection
Chers frères et sœurs,
"Et si le Christ n'est pas
ressuscité, notre message est sans objet, et votre foi est sans objet (...)
vous n'êtes pas libérés de vos péchés" (1 Co 15, 14.17). Avec ces
puissantes paroles de la première Lettre aux Corinthiens, saint Paul fait
comprendre quelle importance décisive il attribue à la résurrection de Jésus.
Dans cet événement, en effet, se trouve la solution du problème posé par le
drame de la Croix. A elle seule, la Croix ne pourrait pas expliquer la foi
chrétienne, elle resterait même une tragédie, l'indication de l'absurdité de
l'être. Le mystère pascal consiste dans le fait que ce Crucifié "est
ressuscité le troisième jour conformément aux Ecritures" (1 Co 15, 4)- c'est
ce qu'atteste la tradition proto-chrétienne. C'est là que se trouve la clef de
voûte de la christologie paulinienne:
tout tourne autour de ce centre de gravité. Tout l'enseignement de
l'apôtre Paul part de et arrive toujours au mystère de Celui que le Père a ressuscité
de la mort. La résurrection est une donnée fondamentale, une sorte d'axiome
préalable (cf. 1 Co 15, 12), à partir duquel Paul peut formuler son annonce
(kerygma) synthétique: Celui qui a été
crucifié, et qui a ainsi manifesté l'immense amour de Dieu pour l'homme, est
ressuscité et il est vivant parmi nous.
Il est important de saisir le
lien entre l'annonce de la résurrection, telle que Paul la formule, et celle en
usage dans les premières communautés chrétiennes pré-pauliniennes. On peut
véritablement voir ici l'importance de la tradition qui précède l'Apôtre et
qu'avec un grand respect et attention il veut à son tour transmettre. Le texte
sur la résurrection, contenu dans le chapitre 15, 1-11 de la première Lettre
aux Corinthiens, met bien en évidence le lien entre "recevoir" et
"transmettre". Saint Paul attribue une grande importance à la
formulation littérale de la tradition; au terme du passage examiné, il
souligne: "Bref, qu'il s'agisse de
moi ou des autres, voilà notre message" (1 Co 15, 11), mettant ainsi en
lumière l'unité du kerygma, de l'annonce pour tous les croyants et pour tous
ceux qui annonceront la résurrection du Christ. La tradition à laquelle il se
rattache est la source à laquelle il puise. L'originalité de sa christologie ne
se fait jamais au détriment de la fidélité à la tradition. Le kerygma des
Apôtres préside toujours à la réélaboration personnelle de Paul; chacun de ses
arguments part de la tradition commune, dans laquelle s'exprime la foi partagée
par toutes les Eglises qui sont une seule Eglise. Et ainsi saint Paul offre un
modèle pour tous les temps sur la manière de faire de la théologie et de
prêcher. Le théologien, le prédicateur, ne crée pas de nouvelles visions du
monde et de la vie, mais il est au service de la vérité transmise, au service
du fait réel du Christ, de la Croix, de la résurrection. Sa tâche est de nous
aider à comprendre aujourd'hui, derrière les paroles anciennes, la réalité du
"Dieu avec nous", et donc la réalité de la vraie vie.
Il est ici opportun de
préciser: saint Paul, en annonçant la
résurrection, ne se soucie pas d'en présenter une exposition doctrinale
organique - il ne veut pas écrire une sorte de manuel de théologie -, mais il
affronte le thème en répondant à des doutes et à des questions concrètes qui
lui étaient présentés par les fidèles; un discours d'occasion donc, mais rempli
de foi et de théologie vécue. On y trouve une concentration sur
l'essentiel: nous avons été
"justifiés", c'est-à-dire rendus justes, sauvés, par le Christ mort
et ressuscité pour nous. Le fait de la résurrection apparaît tout d'abord, sans
lequel la vie chrétienne serait tout simplement absurde. En ce matin de Pâques,
eut lieu quelque chose d'extraordinaire, de nouveau et, dans le même temps, de
très concret, caractérisé par des signes bien précis, enregistrés par de
nombreux témoins. Pour Paul aussi, comme pour les autres auteurs du Nouveau
Testament, la résurrection est liée au témoignage de celui qui a fait une
expérience directe du Ressuscité. Il s'agit de voir et de sentir non seulement
avec les yeux ou avec les sens, mais également avec une lumière intérieure qui
pousse à reconnaître ce que les sens extérieurs attestent comme un fait
objectif. Paul accorde donc - comme les quatre Evangiles - une importance fondamentale
au thème des apparitions, qui sont la condition fondamentale pour la foi dans
le Ressuscité qui a laissé la tombe vide. Ces deux faits sont importants: la tombe est vide et Jésus est apparu
réellement. Ainsi se constitue cette chaîne de la tradition qui, à travers le
témoignage des Apôtres et des premiers disciples, parviendra aux générations
successives, jusqu'à nous. La première conséquence, ou la première manière
d'exprimer ce témoignage, est de prêcher la résurrection du Christ comme
synthèse de l'annonce évangélique et comme point culminant d'un itinéraire
salvifique.
Paul effectue tout cela en
plusieurs occasions: on peut consulter
les Lettres et les Actes des apôtres, où l'on voit toujours que le point
essentiel pour lui est d'être témoin de la résurrection. Je ne voudrais citer
qu'un seul texte: Paul, arrêté à Jérusalem,
se trouve devant le sanhédrin en tant qu'accusé. En cette circonstance, dans
laquelle est en jeu pour lui la mort ou la vie, il indique quel est le sens et
le contenu de toute sa prédication:
"C'est à cause de notre espérance en la résurrection des morts que
je passe en jugement" (Ac 23, 6). Paul répète sans cesse ce même refrain
dans ses Lettres (cf. 1 Th 1, 9sq; 4, 13-18; 5, 10), dans lesquelles il fait
aussi appel à son expérience personnelle, à sa rencontre personnelle avec le
Christ ressuscité (cf. Ga 1, 15-16; 1 Co 9, 1).
Mais nous pouvons nous
demander: quel est pour saint Paul le
sens profond de l'événement de la résurrection de Jésus? Que nous dit-il à
nous, deux mille ans plus tard? L'affirmation "le Christ est ressuscité",
est-elle actuelle pour nous également? Pourquoi la résurrection est-elle pour
lui et pour nous aujourd'hui un thème aussi déterminant? Paul donne
solennellement une réponse à cette question au début de la Lettre aux Romains,
où il commence en disant: "Cette
Bonne Nouvelle concerne son Fils: selon
la chair, il est né de la race de David, selon l'Esprit qui sanctifie, il a été
établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d'entre les
morts" (Rm 1, 3-4). Paul sait bien, et il le dit de nombreuses fois, que Jésus
a toujours été le Fils de Dieu, dès le moment de son incarnation. La nouveauté
de la résurrection consiste dans le fait que Jésus, élevé de l'humilité de son
existence terrestre, est constitué Fils de Dieu "dans sa puissance".
Jésus, humilié jusqu'à la mort sur la croix, peut à présent dire aux Onze: "Tout pouvoir m'a été donné au ciel et
sur la terre" (Mt 28, 18). Ce que dit le Psaume 2, 8 s'est réalisé: "Demande, et je te donne en héritage les
nations, pour domaine la terre tout entière". C'est pourquoi avec la
résurrection commence l'annonce de l'Evangile du Christ à tous les peuples -
commence le Royaume du Christ, ce nouveau Royaume qui ne connaît d'autre
pouvoir que celui de la vérité et de l'amour. La résurrection révèle donc
définitivement quelle est l'identité authentique et la stature extraordinaire
du Crucifié. Une dignité incomparable et très élevée: Jésus est Dieu! Pour saint Paul, l'identité
secrète de Jésus se révèle dans le mystère de la résurrection plus encore que
dans l'incarnation. Alors que le titre de Christ, c'est-à-dire de
"Messie", "Oint", tend chez saint Paul à devenir le nom
propre de Jésus et celui de Seigneur spécifie son rapport personnel avec les
croyants, à présent le titre de Fils de Dieu vient illustrer la relation intime
de Jésus avec Dieu, une relation qui se révèle pleinement dans l'événement
pascal. On peut donc dire que Jésus est ressuscité pour être le Seigneur des
morts et des vivants (cf. Rm 14, 9; et 2 Co 5, 15) ou, en d'autres termes,
notre Sauveur (cf. Rm 4, 25).
Tout cela comporte d'importantes
conséquences pour notre vie de foi: nous
sommes appelés à participer jusqu'au plus profond de notre être à tout
l'événement de la mort et de la résurrection du Christ. L'Apôtre dit: nous sommes "passés par la mort avec le
Christ" et nous croyons que "nous vivrons aussi avec lui. Nous le
savons en effet: ressuscité d'entre les
morts, le Christ ne meurt plus; sur lui la mort n'a plus aucun pouvoir"
(Rm 6, 8-9). Cela se traduit par un partage des souffrances du Christ, qui
prélude à cette pleine configuration avec Lui à travers la résurrection, à
laquelle nous aspirons dans l'espérance. C'est ce qui est arrivé également à
saint Paul, dont l'expérience personnelle est décrite dans les Lettres avec des
accents à la fois poignants et réalistes:
"Il s'agit de connaître le Christ, d'éprouver la puissance de sa
résurrection et de communier aux souffrances de sa passion, en reproduisant en
moi sa mort, dans l'espoir de parvenir, moi aussi, à ressusciter d'entre les
morts" (Ph 3, 10-11; cf. 2 Tm 2, 8-12). La théologie de la Croix n'est pas
une théorie - elle est la réalité de la vie chrétienne. Vivre dans la foi en
Jésus Christ, vivre la vérité et l'amour implique des renoncements quotidiens,
implique des souffrances. Le christianisme n'est pas la voie de la facilité; il
est plutôt une ascension exigeante, cependant éclairée par la lumière du Christ
et par la grande espérance qui naît de Lui. Saint Augustin dit: aux chrétiens n'est pas épargnée la
souffrance, au contraire ils leur en revient en peu plus en partage, parce que
vivre la foi exprime le courage d'affronter la vie et l'histoire plus en
profondeur. Toutefois, ce n'est qu'ainsi, en faisant l'expérience de la
souffrance, que nous connaissons la vie dans sa profondeur, dans sa beauté,
dans la grande espérance suscitée par le Christ crucifié et ressuscité. Le
croyant se trouve donc placé entre deux pôles:
d'un côté, la résurrection qui d'une certaine manière est déjà présente
et à l'oeuvre en nous (cf. Col 3, 1-4; Ep 2, 6); de l'autre, l'urgence de
s'insérer dans ce processus qui conduit tout et tous vers la plénitude, décrite
dans la Lettre aux Romains avec une image hardie: de même que toute la création gémit et
souffre des douleurs de l'enfantement, nous aussi nous gémissons dans l'attente
de la rédemption de notre corps, de notre rédemption et résurrection (cf. Rm 8,
18-23).
En résumé, nous pouvons dire avec
Paul que le véritable croyant obtient le salut en professant par sa bouche que
Jésus est le Seigneur et en croyant avec son coeur que Dieu l'a ressuscité des
morts (cf. Rm 10, 9). Avant tout, ce qui est important, c'est le coeur qui
croit dans le Christ et qui dans la foi "touche" le Ressuscité; mais
il ne suffit pas de porter la foi dans son coeur, nous devons la confesser, en
témoigner par notre bouche, par notre vie, en rendant ainsi présente la vérité
de la croix et de la résurrection dans notre histoire. En effet, de cette
manière le chrétien s'insère dans le processus grâce auquel le premier Adam,
terrestre et sujet à la corruption et à la mort, se transforme progressivement
en dernier Adam, céleste et incorruptible (cf. 1 Co 15, 20-22.42-49). Ce
processus a commencé avec la résurrection du Christ, dans laquelle se fonde
donc l'espérance de pouvoir un jour entrer nous aussi avec le Christ dans notre
véritable patrie qui est aux Cieux. Soutenus par cette espérance, nous
poursuivons avec courage et avec joie.
BENOÎT XVI
AUDIENCE GÉNÉRALE
Mercredi 19 novembre 2008
La doctrine de la justification
chez saint Paul
Chers frères et sœurs,
Sur le chemin que nous
accomplissons sous la direction de saint Paul, nous voulons à présent nous
arrêter sur un thème qui se trouve au centre des controverses du siècle de la
Réforme: la question de la
justification. Comment l'homme devient-il juste aux yeux de Dieu? Lorsque Paul
rencontra le Ressuscité sur le chemin de Damas, il était un homme réalisé: irrépréhensible quant à la justice dérivant
de la Loi (cf. Ph 3, 6), il observait les prescriptions mosaïques mieux que
beaucoup de personnes de son âge et soutenait avec zèle les traditions des
pères (cf. Ga 1, 14). L'illumination de Damas changea radicalement son
existence: il commença à considérer tous
les mérites, acquis dans une carrière religieuse intègre, comme
"balayures" face au caractère sublime de la connaissance de Jésus
Christ (cf. Ph 3, 8). La Lettre aux Philippiens nous offre un témoignage
touchant du passage de Paul d'une justice fondée sur la Loi et acquise avec
l'observance des œuvres prescrites, à une justice fondée sur la foi dans le
Christ: il avait compris que ce qui lui
avait paru jusqu'alors comme un avantage était en réalité une perte face à
Dieu, et il avait donc décidé de miser toute son existence sur Jésus Christ
(cf. Ph 3, 7). Le trésor caché dans le champ et la perle précieuse dans l'achat
de laquelle il faut investir tout le reste n'étaient plus les œuvres de la Loi,
mais Jésus Christ, son Seigneur.
La relation entre Paul et le
Ressuscité devint tellement profonde qu'elle le poussa à soutenir que le Christ
n'était plus seulement sa vie mais sa façon de vivre, au point que pour pouvoir
le rejoindre même mourir devenait un avantage (cf. Ph 1, 21). Non pas qu'il
méprisât la vie, mais il avait compris que pour lui vivre n'avait désormais
plus d'autre but et il ne nourrissait donc pas d'autre désir que de rejoindre
le Christ, comme dans une compétition d'athlétisme, pour rester toujours avec
Lui: le Ressuscité était devenu le
principe et la finalité de son existence, la raison et le but de sa course.
Seules la préoccupation pour la maturation de la foi de ceux qu'il avait évangélisés
et la sollicitude pour toutes les Eglises qu'il avait fondées (cf. 2 Co 11, 28)
le poussaient à ralentir sa course vers son unique Seigneur, pour attendre les
disciples afin qu'ils puissent courir avec lui vers le but. Si dans
l'observance précédente de la Loi il n'avait rien à se reprocher du point de
vue de l'intégrité morale, une fois le Christ rejoint il préférait ne pas
prononcer de jugement sur lui-même (cf. 1 Co 4, 3-4), mais il se limitait à se
proposer de courir pour conquérir Celui par lequel il avait été conquis (cf. Ph
3, 12).
C'est précisément en raison de
cette expérience personnelle de la relation avec Jésus Christ que Paul place
désormais au centre de son Evangile une opposition irréductible entre deux
parcours alternatifs vers la justice:
l'un construit sur les œuvres de la Loi, l'autre fondé sur la grâce de
la foi dans le Christ. L'alternative entre la justice par les œuvres de la Loi
et celle par la foi dans le Christ devient ainsi l'un des motifs dominants qui
parcourt ses Lettres: "Nous, nous
sommes Juifs de naissance, nous ne sommes pas de ces pécheurs que sont les
païens; cependant nous le savons bien, ce n'est pas en observant la Loi que
l'homme devient juste devant Dieu, mais seulement par la foi en Jésus Christ;
c'est pourquoi nous avons cru en Jésus Christ pour devenir des justes par la
foi au Christ, mais non par la pratique de la loi de Moïse, car personne ne
devient juste en pratiquant la Loi" (Ga 2, 15-16). Et il répète aux
chrétiens de Rome: "Tous les hommes
sont pécheurs, ils sont tous privés de la gloire de Dieu, lui qui leur donne
d'être des justes par sa seule grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans
le Christ Jésus" (Rm 3, 23-24). Et il ajoute: "En effet, nous estimons que l'homme
devient juste par la foi, indépendamment des actes prescrits par la loi de
Moïse" (ibid. 28). A ce point, Luther traduisit: "justifié par la seule foi". Je
reviendrai sur ce point à la fin de la catéchèse. Nous devons tout d'abord
éclaircir ce qu'est cette "Loi" de laquelle nous sommes libérés et ce
que sont ces "œuvres de la Loi" qui ne justifient pas. L'opinion -
qui allait ensuite systématiquement revenir dans l'histoire - selon laquelle il
s'agissait de la loi morale et que la liberté chrétienne consistait donc dans
la libération par rapport à l'éthique, existait déjà dans la communauté de
Corinthe. Ainsi, à Corinthe, circulait la parole "πάντα μοι έξεστιν"
(tout est licite pour moi). Il est évident que cette interprétation est
erronée: la liberté chrétienne n'est pas
libertinisme, la libération dont parle saint Paul ne libère pas de devoir
accomplir le bien.
Mais que signifie par conséquent
la Loi dont nous sommes libérés et qui ne sauve pas? Pour saint Paul comme pour
tous ses contemporains, le mot Loi signifiait la Torah dans sa totalité,
c'est-à-dire les cinq livres de Moïse. La Torah impliquait, dans
l'interprétation pharisienne, celle étudiée et reprise par saint Paul, un
ensemble de comportements qui allaient du noyau éthique jusqu'aux observances
rituelles et cultuelles qui déterminaient substantiellement l'identité de
l'homme juste. En particulier la circoncision, les observances concernant les
aliments purs et plus généralement la pureté rituelle, les règles sur
l'observance du sabbat, etc. Des comportements qui apparaissent souvent
également dans les débats entre Jésus et ses contemporains. Toutes ces
observances qui expriment une identité sociale, culturelle et religieuse
étaient devenues tout particulièrement importantes à l'époque de la culture
hellénistique qui commence au iii siècle avant Jésus Christ. Cette culture, qui
était devenue la culture universelle de l'époque et qui était une culture
apparemment rationnelle, une culture polythéiste, apparemment tolérante,
constituait une forte pression vers l'uniformité culturelle et menaçait ainsi
l'identité d'Israël qui était politiquement obligée d'entrer dans cette
identité commune de la culture hellénistique, perdant de ce fait sa propre
identité; et perdant également, par conséquent, le précieux héritage de la foi
des Pères, de la foi en l'unique Dieu et dans les promesses de Dieu.
Contre cette pression culturelle
qui menaçait non seulement l'identité israélite mais aussi la foi dans l'unique
Dieu et dans ses promesses, il était nécessaire de créer un mur de distinction,
un bouclier de défense pour protéger le précieux héritage de la foi; un tel mur
consistait précisément dans les observances et les prescriptions judaïques.
Paul, qui avait appris ces observances précisément dans leur fonction de
défense du don de Dieu, de l'héritage de la foi en un unique Dieu, a vu cette
identité menacée par la liberté des chrétiens:
c'est pour cette raison qu'il les persécutait. Au moment de sa rencontre
avec le Ressuscité, il comprit qu'avec la résurrection du Christ la situation
avait radicalement changée. Avec le Christ, le Dieu d'Israël, l'unique vrai
Dieu, devenait le Dieu de tous les peuples. Le mur - ainsi dit-il dans la
Lettre aux Ephésiens - entre Israël et les païens n'était plus nécessaire: c'est le Christ qui nous protège contre le
polythéisme et toutes ses déviances; c'est le Christ qui nous unit avec et dans
l'unique Dieu; c'est le Christ qui garantit notre identité véritable dans la
diversité des cultures. Le mur n'est plus nécessaire, notre identité commune
dans la diversité des cultures est le Christ, et c'est lui qui nous rend juste.
Etre juste veut simplement dire être avec le Christ et en Christ. Et cela
suffit. Les autres observances ne sont plus nécessaires. C'est pourquoi
l'expression "sola fide" de Luther est vraie, si l'on n'oppose pas la
foi à la charité, à l'amour. La foi c'est regarder le Christ, s'en remettre au
Christ, s'attacher au Christ, se conformer au Christ, à sa vie. Et la forme, la
vie du Christ c'est l'amour; donc croire c'est se conformer au Christ et entrer
dans son amour. C'est pourquoi saint Paul dans la Lettre aux Galates, dans
laquelle il a notamment développé sa doctrine sur la justification, parle de la
foi qui œuvre au moyen de la charité (cf. Ga 5, 14).
Paul sait que dans le double
amour de Dieu et du prochain est présente et s'accomplit toute la Loi. Ainsi
dans la communion avec le Christ, dans la foi qui crée la charité, toute la Loi
est réalisée. Nous devenons justes en entrant en communion avec le Christ qui
est l'amour. Nous verrons la même chose dans l'Evangile de dimanche prochain,
solennité du Christ Roi. C'est l'Evangile du juge dont l'unique critère est
l'amour. Ce qu'il demande c'est seulement cela:
m'as-tu visité quand j'étais malade? Quand j'étais en prison? M'as-tu
donné à manger quand j'ai eu faim, m'as-tu vêtu quand j'étais nu? Et ainsi la
justice se décide dans la charité. Ainsi, au terme de cet Evangile, nous
pouvons presque dire: juste l'amour,
juste la charité. Mais il n'y a pas de contradiction entre cet Evangile et saint
Paul. C'est la même vision, selon laquelle la communion avec le Christ, la foi
dans le Christ crée la charité. Et la charité est la réalisation de la
communion avec le Christ. Ainsi, en étant unis à lui, nous sommes justes, et
d'aucune autre manière.
A la fin, nous ne pouvons que
prier le Seigneur qu'il nous aide à croire. Croire réellement; croire devient
ainsi vie, unité avec le Christ, transformation de notre vie. Et ainsi,
transformés par son amour, par l'amour de Dieu et du prochain, nous pouvons être
réellement justes aux yeux de Dieu.
BENOÎT XVI
AUDIENCE GÉNÉRALE
Mercredi 3 décembre 2008
Les relations entre Adam et le
Christ
et la doctrine de saint Paul
Chers frères et sœurs,
Dans la catéchèse d'aujourd'hui,
nous nous arrêterons sur les relations entre Adam et le Christ, dont parle
saint Paul dans la célèbre page de la Lettre aux Romains (5, 12-21), dans
laquelle il remet à l'Eglise les lignes essentielles de la doctrine sur le
péché originel. En vérité, dans la première Lettre aux Corinthiens, en traitant
de la foi dans la résurrection, Paul avait déjà présenté la confrontation entre
notre ancêtre et le Christ: "En
effet, c'est en Adam que meurent tous les hommes; c'est dans le Christ que tous
revivront... Le premier Adam était un être humain qui avait reçu la vie; le
dernier Adam - le Christ - est devenu l'être spirituel qui donne la vie"
(1 Co 15, 22.45). Avec Rm 5, 12-21 la confrontation entre le Christ et Adam
devient plus articulée et éclairante:
Paul reparcourt l'histoire du salut, d'Adam à la Loi et de celle-ci au
Christ. Ce n'est pas tellement Adam, avec les conséquences du péché sur
l'humanité, qui se trouve au centre de la scène, mais Jésus Christ et la grâce
qui, à travers Lui, a été déversée en abondance sur l'humanité. La répétition
du "beaucoup plus" concernant le Christ souligne que le don reçu en
Lui dépasse, de beaucoup, le péché d'Adam et les conséquences qu'il produit sur
l'humanité, de sorte que Paul peut parvenir à la conclusion: "Mais là où le péché s'était multiplié,
la grâce a surabondé" (Rm 5, 20). La comparaison que Paul effectue entre
Adam et le Christ met donc en lumière l'infériorité du premier homme par
rapport à la prééminence du deuxième.
D'autre part, c'est précisément
pour mettre en évidence l'incommensurable don de la grâce, dans le Christ, que
Paul mentionne le péché d'Adam: on
dirait que si cela n'avait pas été pour démontrer l'aspect central de la grâce,
il ne se serait pas attardé à traiter du péché qui "par un seul homme...
est entré dans le monde, et par le péché est venue la mort" (Rm 5, 12).
C'est pour cette raison que si dans la foi de l'Eglise a mûri la conscience du
dogme du péché originel, c'est parce qu'il est lié de manière indissoluble avec
l'autre dogme, celui du salut et de la liberté dans le Christ. Nous ne devrions
donc jamais traiter du péché d'Adam et de l'humanité en le détachant du
contexte du salut, c'est-à-dire sans les placer dans le contexte de la
justification dans le Christ.
Mais en tant qu'hommes
d'aujourd'hui, nous devons nous demander:
quel est ce péché originel? Qu'est-ce que Paul enseigne, qu'est-ce que
l'Eglise enseigne? Est-il possible de soutenir cette doctrine aujourd'hui encore?
Un grand nombre de personnes pense que, à la lumière de l'histoire de
l'évolution, il n'y a plus de place pour la doctrine d'un premier péché, qui
ensuite se diffuserait dans toute l'histoire de l'humanité. Et, en conséquence,
la question de la Rédemption et du Rédempteur perdrait également son fondement.
Le péché originel existe-il donc ou non? Pour pouvoir répondre, nous devons
distinguer deux aspects de la doctrine sur le péché originel. Il existe un
aspect empirique, c'est-à-dire une réalité concrète, visible, je dirais tangible
pour tous. Et un aspect mystérique, concernant le fondement ontologique de ce
fait. La donnée empirique est qu'il existe une contradiction dans notre être.
D'une part, chaque homme sait qu'il doit faire le bien et intérieurement il
veut aussi le faire. Mais, dans le même temps, il ressent également l'autre
impulsion à faire le contraire, à suivre la voie de l'égoïsme, de la violence,
de ne faire que ce qui lui plaît tout en sachant qu'il agit ainsi contre le
bien, contre Dieu et contre son prochain. Saint Paul, dans sa Lettre aux
Romains, a ainsi exprimé cette contradiction dans notre être: "En effet, ce qui est à ma portée, c'est
d'avoir envie de faire le bien, mais non pas de l'accomplir. Je ne réalise pas
le bien que je voudrais, mais je fais le mal que je ne voudrais pas" (7,
18-19). Cette contradiction intérieure de notre être n'est pas une théorie.
Chacun de nous l'éprouve chaque jour. Et nous voyons surtout autour de nous la
prédominance de cette deuxième volonté. Il suffit de penser aux nouvelles quotidiennes
sur les injustices, la violence, le mensonge, la luxure. Nous le voyons chaque
jour: c'est un fait.
En conséquence de ce pouvoir du
mal dans nos âmes s'est développé dans l'histoire un fleuve de boue, qui
empoisonne la géographie de l'histoire humaine. Le grand penseur français
Blaise Pascal a parlé d'une "seconde nature", qui se superpose à
notre nature originelle, bonne. Cette "seconde nature" fait
apparaître le mal comme normal pour l'homme. Ainsi, l'expression habituelle: "cela est humain" possède aussi une
double signification. "Cela est humain" peut vouloir signifier: cet homme est bon, il agit réellement comme
devrait agir un homme. Mais "cela est humain" peut également signifier
la fausseté: le mal est normal, est
humain. Le mal semble être devenu une seconde nature. Cette contradiction de
l'être humain, de notre histoire doit susciter, et suscite aujourd'hui aussi,
le désir de rédemption. Et, en réalité, le désir que le monde soit changé et la
promesse que sera créé un monde de justice, de paix et de bien est présent
partout: dans la politique, par exemple,
tous parlent de cette nécessité de changer le monde, de créer un monde plus
juste. Et cela exprime précisément le désir qu'il y ait une libération de la
contradiction dont nous faisons l'expérience en nous-mêmes.
Le fait du pouvoir du mal dans le
cœur humain et dans l'histoire humaine est donc indéniable. La question
est: comment ce mal s'explique-t-il?
Dans l'histoire de la pensée, en faisant abstraction de la foi chrétienne, il existe
un modèle principal d'explication, avec différentes variations. Ce modèle
dit: l'être lui-même est contradictoire,
il porte en lui aussi bien le bien que le mal. Dans l'antiquité, cette idée
impliquait l'opinion qu'il existe deux principes également originels: un principe bon et un principe mauvais. Ce
dualisme serait infranchissable; les deux principes se trouvent au même niveau,
il y aura donc toujours, dès l'origine de l'être, cette contradiction. La
contradiction de notre être refléterait donc uniquement la position contraire
des deux principes divins, pour ainsi dire. Dans la version évolutionniste,
athée, du monde, la même vision revient. Même si, dans cette conception, la
vision de l'être est moniste, on suppose que l'être comme tel porte dès le
début en lui le mal et le bien. L'être lui-même n'est pas simplement bon, mais
ouvert au bien et au mal. Le mal est aussi originel, comme le bien. Et
l'histoire humaine ne développerait que le modèle déjà présent dans toute
l'évolution précédente. Ce que les chrétiens appellent le péché originel ne
serait en réalité que le caractère mixte de l'être, un mélange de bien et de
mal qui, selon cette théorie, appartiendrait à l'étoffe même de l'être. C'est
une vision qui au fond est désespérée:
s'il en est ainsi, le mal est invincible. A la fin seul le propre
intérêt compte. Et chaque progrès serait nécessairement à payer par un fleuve
de mal et celui qui voudrait servir le progrès devrait accepter de payer ce
prix. Au fond, la politique est précisément fondée sur ces prémisses: et nous en voyons les effets. Cette pensée
moderne peut, à la fin, ne créer que la tristesse et le cynisme.
Et ainsi, nous nous demandons à
nouveau: que dit la foi, témoignée par
saint Paul? Comme premier point, elle confirme le fait de la compétition entre
les deux natures, le fait de ce mal dont l'ombre pèse sur toute la création.
Nous avons entendu le chapitre 7 de la Lettre aux Romains, nous pourrions
ajouter le chapitre 8. Le mal existe, simplement. Comme explication, en opposition
avec les dualismes et les monismes que nous avons brièvement considérés et
trouvés désolants, la foi nous dit: il
existe deux mystères de lumière et un mystère de nuit, qui est toutefois
enveloppé par les mystères de lumière. Le premier mystère de lumière est
celui-ci: la foi nous dit qu'il n'y a
pas deux principes, un bon et un mauvais, mais il y a un seul principe, le Dieu
créateur, et ce principe est bon, seulement bon, sans ombre de mal. Et ainsi,
l'être également n'est pas un mélange de bien et de mal; l'être comme tel est
bon et c'est pourquoi il est bon d'être, il est bon de vivre. Telle est la
joyeuse annonce de la foi: il n'y a
qu'une source bonne, le Créateur. Et par conséquent, vivre est un bien, c'est
une bonne chose d'être un homme, une femme, la vie est bonne. S'ensuit un
mystère d'obscurité, de nuit. Le mal ne vient pas de la source de l'être
lui-même, il n'est pas également originel. Le mal vient d'une liberté créée,
d'une liberté dont on a abusé.
Comment cela a-t-il été possible,
comment est-ce arrivé? Cela demeure obscur. Le mal n'est pas logique. Seul Dieu
et le bien sont logiques, sont lumière. Le mal demeure mystérieux. On l'a
représenté dans de grandes images, comme le fait le chapitre 3 de la Genèse,
avec cette vision des deux arbres, du serpent, de l'homme pécheur. Une grande
image qui nous fait deviner, mais ne peut pas expliquer ce qui est en soi
illogique. Nous pouvons deviner, pas expliquer; nous ne pouvons pas même le
raconter comme un fait détaché d'un autre, parce que c'est une réalité plus
profonde. Cela demeure un mystère d'obscurité, de nuit. Mais un mystère de
lumière vient immédiatement s'y ajouter. Le mal vient d'une source subordonnée.
Dieu avec sa lumière est plus fort. Et c'est pourquoi le mal peut être
surmonté. C'est pourquoi la créature, l'homme peut être guéri. Les visions
dualistes, même le monisme de l'évolutionnisme, ne peuvent pas dire que l'homme
peut être guéri; mais si le mal ne vient que d'une source subordonnée, il reste
vrai que l'homme peut être guéri. Et le Livre de la Sagesse dit: "Les créatures du monde sont
salutaires" (1, 14 volg). Et enfin, dernier point, l'homme non seulement
peut être guéri, mais il est guéri de fait. Dieu a introduit la guérison. Il
est entré en personne dans l'histoire. A la source constante du mal, il a
opposé une source de bien pur. Le Christ crucifié et ressuscité, nouvel Adam,
oppose au fleuve sale du mal un fleuve de lumière. Et ce fleuve est présent
dans l'histoire: nous voyons les saints,
les grands saints, mais aussi les saints humbles, les simples fidèles. Nous
voyons que le fleuve de lumière qui vient du Christ est présent, il est fort.
Frères et sœurs, c'est le temps
de l'Avent. Dans le langage de l'Eglise, le mot Avent a deux
significations: présence et attente. Présence: la lumière est présente, le Christ est le
nouvel Adam, il est avec nous et au milieu de nous. La lumière resplendit déjà
et nous devons ouvrir les yeux du cœur pour voir la lumière et pour nous
introduire dans le fleuve de la lumière. Et surtout être reconnaissants du fait
que Dieu lui-même est entré dans l'histoire comme nouvelle source de bien. Mais
Avent veut aussi dire attente. La nuit obscure du mal est encore forte. C'est
pourquoi nous prions dans l'Avent avec l'antique peuple de Dieu: "Rorate caeli desuper". Et nous
prions avec insistance: viens Jésus;
viens, donne force à la lumière et au bien; viens là où dominent le mensonge,
l'ignorance de Dieu, la violence, l'injustice; viens, Seigneur Jésus, donne
force au bien dans le monde et aide-nous à être porteurs de ta lumière,
artisans de paix, témoins de la vérité. Viens Seigneur Jésus!