Sainte Edith Stein : juive, philosophe, carmélite, martyr...
Edith Stein, Sainte Thérèse Bénédicte de la Croix, fille de l'Eglise et fille d'Israël, canonisée à Rome le 11 octobre 1998 et proclamée co patronne de l'Europe, nous apprend "comment vivre dans la main du Seigneur".
Edith Stein, Sainte Thérèse Bénédicte de la Croix, fille de l'Eglise et fille d'Israël, canonisée à Rome le 11 octobre 1998 et proclamée co patronne de l'Europe, nous apprend "comment vivre dans la main du Seigneur".
Le 13 décembre 1925, quelques jours avant de fêter le quatrième anniversaire de son baptême reçu en janvier 1922, Edith écrit une lettre à son ami, le philosophe polonais Roman Ingarden. En quelques lignes, elle évoque sans complaisance le temps de leur amitié et de leurs études universitaires à Göttingen, puis à Fribourg-en-Brisgau : "J’étais un peu comme quelqu’un qui est en danger de se noyer […], devant mon âme se dresse l’image du tombeau sombre et froid. Que devrait-on ressentir d’autre sinon de la frayeur et une reconnaissance infinie pour le bras puissant qui [vous] a saisi et conduit dans une contrée sûre ?"
Vers 1915, tous deux sont les étudiants du philosophe allemand Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie. Edith, ainsi que sa sœur la plus proche, Erna, font partie de ces premières femmes qui fréquentent l’université allemande au début du siècle : l’une pour des études de philosophie, l’autre en médecine. En 1916, Edith obtient le titre de
docteur ; son travail de recherche est récompensé par la mention la plus haute. Tandis que la plupart de ses amis philosophes étudiants se battent sur les champs de bataille d’Europe, Edith devient pour peu de temps l’assistante privée de Husserl. Elle-même a servi comme infirmière de la Croix Rouge pendant plusieurs mois dans un hôpital militaire de Moravie. Après environ deux ans d’un travail laborieux de rangement et de traduction des notes philosophiques du "maître", Edith met fin à sa collaboration avec Husserl, dont elle avait tant espéré ; elle n’est parvenue à aucun échange véritable d’idées avec ce dernier. A cette déception vient s’ajouter l’échec des tentatives faites en vue de l’habilitation universitaire : Edith est femme, elle est juive...
"
[…] L’été 1919 […], j’étais dans un état pitoyable. […] Cela avait commencé bien avant et a duré avec des hauts et des bas quelques années encore, jusqu’à ce que j’aie trouvé le lieu où le calme et la paix sont offerts à tous les cœurs inquiets." Pourquoi cette jeune intellectuelle juive, devant qui s’ouvrait un avenir riche en promesses, se dit-elle "familière des dépressions" ? Comment peut-elle écrire que "le meilleur moyen de s’accommoder de ce monde pitoyable serait d’en prendre congé" ? La tragédie existentielle que traverse Edith a sans doute débuté en plein cœur de la première guerre mondiale : son échec professionnel avec Husserl et la mort brutale de nombre de ses amis sont venus ébranler "l’espérance" qu’elle avait "d’accomplir quelque chose pour la philosophie" et sa "curiosité" confiante face à l’avenir de l’Europe ; elle a l’impression d’appartenir à "une génération disparue depuis longtemps" et se demande étonnée "comment il se fait que l’on vive encore".
Le malaise d’Edith culmine avec la mort d’un ami cher, Adolf Reinach, le bras droit de Husserl à Göttingen, qui l’avait beaucoup aidée lors de la rédaction de sa thèse de doctorat. S’étant rendue à Göttingen pour l’enterrement, Edith adresse le 24 décembre 1917 à Roman Ingarden, alors à Fribourg, la lettre suivante : "Mon amour, ce soir je désire être encore une fois auprès de toi, car j’ai quelque chose à te dire. Je te
demande d’abord pardon parce que ces derniers temps, je n’étais capable d’aucune joie, tant je me trouvais sous le poids des journées difficiles que je venais de vivre. Ce qui m’accable maintenant le plus, c’est en premier lieu de n’avoir pas eu la force de te cacher ma souffrance et d’avoir apporté ainsi une ombre de plus dans ta vie à la place d’un rayon de soleil. Ce que je cherche maintenant, c’est la paix et le recouvrement de la conscience complètement brisée de moi-même. Sitôt que j’aurai le sentiment d’être de nouveau quelque chose et de pouvoir donner quelque chose aux autres, je veux te revoir. […]"
Ce document, unique dans la correspondance d’Edith, révèle quelle importance revêtait pour elle son amitié avec Roman Ingarden. Probablement avait-elle songé au mariage, mais sans trouver de réciprocité. Elle ne recevra pour toute réponse à cette déclaration d’amour qu’une "vilaine lettre", selon ses propres termes.
Au cœur de ces ténèbres, une lumière se lève. En lieu et place du désespoir redouté, elle reçoit, de la part de la veuve d’Adolf Reinach, courage et réconfort. Elle confiera plus tard : "Ce fut ma première rencontre avec la Croix et avec la force divine qu’elle confère à ceux qui la portent." Il lui reste à parcourir encore un long chemin jusqu’à la fameuse nuit de l’été 1921. Comment ne pas entendre dans les vers composés en 1937, à l’occasion du premier anniversaire du baptême de sa sœur Rosa, alors âgée de quarante-deux ans, l’écho de son propre cheminement ?
"Mon Seigneur et mon Dieu,
Tu m’as conduite sur un long chemin, obscur,
Pierreux et dur.
Maintes fois mes forces faillirent m’abandonner,
A peine j’espérais voir un jour la lumière.
Pourtant, au plus profond de la douleur,
Où mon cœur fut près de se figer,
Une étoile claire et douce se leva pour moi."
En vacances pendant l’été 1921 chez ses amis philosophes, les Conrad-Martius, Edith prend un soir dans leur bibliothèque l’autobiographie de Thérèse d’Avila, la grande sainte espagnole, réformatrice du Carmel. L’ayant lue d’une traite durant la nuit, elle referme le livre en concluant : "C’est la vérité..." Pour elle, dont les forces intellectuelles étaient toutes tendues dans la recherche de la vérité, les conséquences ne se font pas attendre : le premier janvier 1922, en la fête de la circoncision de Jésus, Edith, revenue de loin — n’avait-elle pas pensé au suicide ? — reçoit le baptême de la nouvelle naissance.
"Est-il possible que renaisse
Celui qui a déjà franchi la moitié
de sa vie ?
[Edith a trente ans]
Tu l’as dit, et pour moi c’est devenu réalité.
Le fardeau d’une longue vie
de fautes et de souffrances
Est tombé de moi. […]
Oh ! Aucun cœur d’homme ne peut comprendre
Ce que tu réserves à ceux qui t’aiment.
Maintenant je t’ai et ne te lâcherai jamais plus.
Où que conduise le chemin de ma vie,
Tu es toujours auprès de moi,
Rien ne pourra jamais me séparer de ton amour."
Non, "rien" : pas même l’incompréhension de sa parenté juive, de tendance libérale pourtant, et la douleur indicible de sa mère, juive fervente, qui ne comprend pas la démarche de sa dernière enfant tendrement aimée... Elle qui avait vu dans la naissance de sa benjamine, le jour de la fête du Grand Pardon, le 12
octobre 1891, un signe mystérieux, n’avait-elle pas tremblé lorsqu’à la suite de ses aînés, l’adolescente
s’était éloignée de la foi des ancêtres et avait décidé de ne plus croire ? Or, plus tard, et paradoxalement, c’est dans la lumière du Christ qu’Edith découvre son héritage juif et l’enracinement vital de sa foi chrétienne en celui-ci.
La seule vérité qu’elle désire désormais transmettre est la suivante : "comment on peut apprendre à vivre dans la main du Seigneur". Edith ne se lassera pas de redire cette vérité devant des publics variés, allant des femmes catholiques allemandes aux futurs enseignants, en passant par des universitaires. "Pour le jeune, croire qu’il est inscrit dans la main de Dieu et que sa destinée lui est donnée par Dieu, doit éveiller en lui responsabilité et confiance." N’en donne-t-elle pas elle-même un exemple saisissant ? Sur le conseil de son directeur spirituel, elle renonce à rejoindre le Carmel, remplissant pendant dix ans environ sa mission d’enseignement dans le monde. Lorsqu’en 1933, Hitler accède au pouvoir et que les premières manifestations de violence s’exercent à l’encontre des juifs, leur interdisant toute activité professionnelle dans le domaine public, Edith, alors professeur de philosophie dans un institut catholique de sciences pédagogiques, perçoit avec lucidité que, désormais, elle n’a plus d’avenir professionnel dans l’Allemagne nazie. Elle peut enfin réaliser son désir : le 14 octobre 1933, la veille de la fête de sainte Thérèse d’Avila, elle franchit "dans une paix profonde le seuil de la maison du Seigneur", celle du Carmel de Cologne.
Parmi ses six frères et sœurs, seule sa sœur Rosa qui recevra le baptême plus tard, après la mort de leur mère, comprend sa démarche. Les autres se demandent si ce n’est pas une fuite face à la persécution des juifs. Edith — sœur Thérèse Bénédicte de la Croix — reste solidaire du destin tragique du peuple juif et porte douloureusement dans la prière le sort des siens : "Sous la Croix, je compris le destin du peuple de Dieu […]. Je pensais que ceux qui comprenaient que c’était la croix du Christ, devaient la prendre sur eux au nom de tous." A la fin de l’année 1938 et de sa tristement célèbre "nuit de cristal" (9-10 novembre), elle doit, elle aussi, émigrer. Pourtant, la haine des nazis la rejoint jusque dans le Carmel d’Echt, en Hollande : le 2 août 1942, elle est arrêtée avec sa sœur Rosa et de nombreux autres moines et moniales d’origine juive, suite à la protestation officielle des évêques de Hollande contre la politique de l’occupant nazi. "Viens, allons pour notre peuple", l’entend-on murmurer à sa sœur au moment de leur arrestation. Une semaine plus tard, le 9 août 1942, elles disparaissent toutes les deux à Auschwitz, filles de l’Église, filles d’Israël.
Film sur Edith Stein - Sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix